La revue mensuelle juridique AJ Pénal, éditée par Dalloz, publie dans son numéro de février 2022 un article de trois pages sur la controverse médico-juridique autour des diagnostics de bébés secoués.
Cet article vise à donner aux magistrats et avocats des éléments concrets permettant d'améliorer l'instruction et la défense de ces dossiers difficiles. L'article insiste sur le rôle crucial des expertises judiciaires dans ces dossiers, et sur les manières d'y apporter un peu plus de contradictoire.
Le syndrome du bébé secoué est une pathologie qui survient lorsqu’un nourrisson, généralement saisi par le thorax, est violemment secoué par un adulte (un parent ou une nourrice dans la quasi-totalité des cas) placé dans une situation de stress ou d’épuisement attribuée aux pleurs ininterrompus de l’enfant. Certains enfants meurent de cette maltraitance. Dans d’autres cas, la majorité, l’enfant gardera des séquelles à vie.
Le contentieux qui découle de ces violences nourrit depuis longtemps d’importantes crispations dans les communautés scientifique et judiciaire au sujet d’affaires où la recherche des éléments matériels est régulièrement vaine : tout se passe en vase clos, sans témoin et les aveux sont rares. L’absence d’acquisition du langage des victimes (âgées de moins de 6 mois dans la plupart des cas) est naturellement un autre frein à la manifestation de la vérité.
Dès lors, les rapports d’expertises médicales ordonnées durant l’enquête finissent par combler ce vide probatoire, renforçant le débat sur la place accordée à l’expertise judiciaire dans le procès pénal, d’autant plus qu’en la matière ils sont systématiquement rendus à l’aune des recommandations décriées de la HAS.
Un recours a d’ailleurs récemment été déposé devant la Cour européenne des droits de l’homme, après que le Conseil d’État a rejeté la requête, formée par une association et 137 personnes se disant victimes d’erreurs judiciaires, tendant à enjoindre la HAS d’abroger ses recommandations.
La genèse d’une controverse internationale
Le SBS a été théorisé dans les pays anglo-saxons à partir des années 70, notamment sur la base des travaux du neurochirurgien pédiatrique britannique Norman Guthkelch, selon lequel l’apparition de lésions cérébrales chez le nourrisson, même en l’absence d’impact sur le crâne, est une possible conséquence de maltraitance infantile.
Cette thèse a ensuite fait florès jusqu’à son dévoiement et ce qui n’était qu’une hypothèse est alors devenu une certitude. Pourtant, dès les années 80, à la faveur de nouvelles recherches scientifiques, un nombre croissant de médecins et de chercheurs ont commencé à s’inquiéter du manque de fiabilité de cette méthode de diagnostic.
Malgré la controverse, de nombreuses décisions de justice ont été rendues sur la foi de conclusions d’experts qui affirmaient la survenance de secouements après avoir simplement observé les lésions cérébrales de l’enfant. En 1997, aux États-Unis, la médiatique affaire Louise Woodward, dans laquelle une jeune fille au pair britannique était accusée d’avoir secoué et tué le bébé qu’elle gardait, a notamment jeté le trouble sur le SBS. Fait notable, le Dr Patrick Barnes, radiologue pédiatrique, neuroradiologue et expert de l’accusation dans cette affaire, a depuis lors reconnu une erreur de diagnostic et remis en cause la théorie du SBS sur laquelle il s’était fondé.
Encore récemment, en octobre 2021, les charges ont été abandonnées contre une femme de l’Ohio, après la découverte de nouvelles preuves scientifiques et dix-neuf ans passés en prison pour le meurtre d’un enfant qu’elle affirmait ne pas avoir commis.
Le Dr Guthkelch, lui-même, a critiqué le sort réservé à ses travaux, indiquant en 2015 : « Dès le départ, j’étais contre le fait de définir cette chose comme un syndrome. Aller jusqu’à dire qu’à chaque fois que vous voyez ces lésions, c’est un crime... C’est devenu une manière bien trop facile de finir en prison ».
Ces critiques de plus en plus régulières ont conduit certains pays à abandonner ou à atténuer le recours au diagnostic du SBS (Suède et Canada notamment). Ce n’est pas le cas de la France où la théorie classique du SBS continue de prospérer.
Les recommandations de la Haute Autorité de santé dans le viseur
En 2011, puis en 2017, la HAS a mis au point, en application de la mission qui lui est confiée par l’article L. 161-37 du code de la sécurité sociale d’« élaborer les guides de bon usage des soins ou les recommandations de bonnes pratiques », un guide à l’usage des praticiens afin d’améliorer la prise en charge des enfants secoués. Selon ces recommandations, dès lors que les examens médicaux réalisés sur l’enfant mettent en évidence la présence d’hématomes sous-duraux cumulée à des hémorragies rétiniennes, le diagnostic de SBS peut être posé de manière certaine si par ailleurs les éléments du dossier permettent d’écarter les seuls diagnostics différentiels toujours admis, celui d’un grave accident ou d’une très lourde chute.
Face à l’intangibilité des recommandations de la HAS [Haute Autorité de Santé], certains médecins ou experts s’inquiètent. C’est le cas, notamment, du Dr Mselati, expert judiciaire agréé par la Cour de cassation, qui précise que le diagnostic du SBS est bien souvent posé alors qu’« il n’y a pas d’analyses des circonstances, on ne tient même pas compte de ce qu’on a pu raconter... c’est quand même excessif. ».
De même, le Dr Bernard Échenne, ancien chef du service neuropédiatrique du CHU de Montpellier, s’alarme : « La controverse existe depuis trente ans au niveau mondial car c’est un sujet très complexe. La France a ceci de particulier qu’on a fait des recommandations de la HAS des travaux pertinents alors que c’est une hérésie du point de vue scientifique... Les membres du groupe de travail de la HAS affirment par exemple que les hématomes sous-duraux spontanés n’existent pas. Or, durant ma longue pratique, j’ai moi-même pu le constater, il y a également des prédispositions génétiques qu’il ne faut pas écarter... ».
Entre autres griefs, il est reproché à la HAS de ne pas suffisamment prendre en compte les diagnostics différentiels, comme l’hydrocéphalie externe par exemple, alors que dans de nombreuses affaires l’enfant initialement suspecté d’avoir été secoué était porteur de cette pathologie susceptible notamment d’entraîner la survenance d’hématomes sous-duraux « spontanés » ou apparus après un faible impact.
Un autre élément troublant réside dans le fait que la plupart des bébés dits « secoués » pour la HAS sont des garçons alors qu’aucune étude n’a jamais démontré que les garçons pleuraient davantage que les filles. Dans le même temps, une étude a conclu que deux tiers des sujets victimes d’hydrocéphalie externe étaient des garçons.
La confrontation de valeurs irréconciliables
L’appréhension judiciaire de ces affaires, où la présence d’enfants victimes durcit les positions, met aux prises deux enjeux distincts : d’un côté la préservation de la présomption d’innocence du mis en cause, de l’autre la protection de l’enfant suspecté d’avoir été violenté.
Du côté de la HAS, la protection de l’enfant doit prendre le pas sur la présomption d’innocence : « Si le principe de la présomption d’innocence conduit, en cas de doute sur l’identification de l’auteur des violences, à ne pas donner de suite sur le plan pénal, cela ne doit évidemment pas faire obstacle à la protection de l’enfant ».
Très souvent, en raison de l’état de vulnérabilité des victimes supposées, l’application de ce principe de précaution commande aux magistrats d’éloigner l’enfant de l’adulte visé par la procédure.
Lorsque cet adulte est l’un des deux parents, cet éloignement se traduit naturellement par un placement en foyer ou en famille d’accueil aux conséquences incertaines sur la psyché de l’enfant.
C’est pourquoi il est essentiel que ces décisions graves sur le devenir des familles soient prises au regard d’éléments tangibles et corroborés, surtout que dans la très grande majorité des cas, les personnes mises en cause ne présentent aucun antécédent judiciaire et donc a fortiori aucun passé de violence.
Dans ces derniers dossiers, et lorsque la preuve manque, il est d’ailleurs loisible de se demander si la protection et le développement de l’enfant ne passent pas davantage par son maintien au domicile familial (dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative), conciliant ainsi ses propres intérêts avec la sauvegarde de la présomption d’innocence de son parent.
Les leviers procéduraux pour influer sur les expertises médicales
Les premières difficultés surviennent lors de la désignation des experts par les magistrats instructeurs. En effet, dans la plupart des affaires, les experts sont choisis parmi les médecins signataires des recommandations critiquées de la HAS. Or, dès qu’ils observent les symptômes décrits supra, ces experts concluent au secouement de l’enfant, ce qui permet mécaniquement de conforter les travaux de la HAS dont la valeur augmente à mesure que les dossiers affluent.
De fait, la critique des observations médicales, déjà technique et complexe, devient impossible dès lors que les magistrats sont formés sur le SBS par ces mêmes médecins-experts de la HAS. Conséquence de cet entre-soi judiciaire, la formation d’une pensée unique s’érige alors en obstacle à la manifestation de la vérité.
Dans un arrêt récent, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles a néanmoins ouvert une brèche vers le pluralisme en jugeant « qu’en faisant référence expresse aux recommandations de la Haute Autorité de santé et en imposant aux experts de présenter leurs explications dans ce cadre, le magistrat instructeur les a privés d’une possibilité de positionnement critique ».
Il est donc essentiel d’être vigilant à la lettre de la mission confiée aux experts dont la modification peut être demandée au visa de l’article 161-1 du code de procédure pénale.
De même, sur le fondement du même article, lorsque l’un des experts désignés est l’un des médecins signataires des recommandations de la HAS, il peut être judicieux de demander au magistrat instructeur qu’il lui soit adjoint un autre expert non lié à la HAS, afin de favoriser la diversité des opinions. Il est aussi nécessaire de veiller à la spécialité des experts mandatés pour solliciter la désignation d’experts neuropédiatres, neurochirurgiens ou hématologues, les mieux à même de comprendre les flux sanguins dans le cerveau d’un enfant. À défaut, une contre-expertise ou une nouvelle expertise peut être demandée sur le fondement de l’article 167, alinéa 3, du code de procédure pénale dont les contours devront être définis avec la même précision.
Dans tous les cas, il est rappelé que l’article 157 du code de procédure pénale permet de solliciter la désignation d’un expert non inscrit sur les listes, à la condition pour le magistrat instructeur de dûment motiver cette entorse à la règle, sous peine de nullité. Aussi, l’analyse des expertises doit se faire au regard des éléments du dossier interprétés par la HAS comme autant d’évènements convergents pour la pose du diagnostic du SBS : présence d’ecchymose ou de fracture, antécédent de violences sur les enfants de la fratrie ou ceux gardés par la nourrice, retard dans le recours aux soins après l’apparition des premiers symptômes, récits de pleurs incessants, déclarations contradictoires du mis en cause...
Dès lors qu’aucun de ces éléments n’est réuni, ce qui est régulièrement le cas, le doute est permis et la sollicitation d’une nouvelle expertise apparaîtra nécessaire à la manifestation de la vérité. Enfin, le recours à une expertise privée peut aussi s’avérer salutaire lorsque le déroulement des opérations d’expertises judiciaires montre des limites dans la prise en compte des éléments à décharge. Rappelons à cet effet que la communication des expertises judiciaires déjà réalisées à un expert privé ne nécessite pas l’accord du magistrat instructeur.
Si cette solution apparaît idoine pour rééquilibrer les débats, elle est malheureusement difficile à mettre en œuvre puisqu’il est nécessaire de solliciter du magistrat instructeur la communication des documents médicaux de l’enfant (dont le carnet de santé). Or, ces demandes sont régulièrement rejetées au motif que les éléments sollicités sont couverts par le secret médical, ce qui renforce, chez les personnes mises en cause, l’idée d’une présomption de culpabilité inextricable que seule la refonte espérée des recommandations de la HAS semble être en mesure de chasser.