Nous proposons une traduction d'un article paru il y a dix ans et écrit par le neurochirurgien pédiatrique britannique Norman Guthkelch, à l'origine du syndrome du bébé secoué. Il confirmait les dangers du secouement et le besoin de sa prévention, mais il critiquait la manière de le diagnostiquer avec « certitude » sur la seule base d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes.
Les hémorragies duro-rétiniennes infantiles
Alan Norman Guthkelch
Houston Journal of Law and Policy, 2012
A. Norman Guthkelch est un professeur de neurochirurgie à la retraite. Il a été membre du corps professoral des écoles de médecine de l'université de Hull, de l'université de Pittsburgh et de l'université de l'Arizona, entre autres, et professeur invité au Harvard Medical College. Il a été honoré pour ses contributions dans le domaine du syndrome du bébé secoué/traumatisme crânien intentionnel lors de la quatrième conférence nationale sur le syndrome du bébé secoué (2002) et de la première conférence européenne sur le syndrome du bébé secoué (2003).
Dans cet article, je fais part de mes réflexions – au bout de 40 ans – sur un type de maltraitance infantile qui a suscité beaucoup de controverses depuis sa description originelle. Bien que la controverse soit normale et même essentielle dans tout débat scientifique, il y a dans le contexte du syndrome du bébé secoué (SBS) / traumatisme crânien intentionnel (TCI) une virulence et un niveau d'émotion qui entravent sérieusement notre quête de la vérité.
Je souhaite appeler solennellement mes collègues médecins et juristes à examiner ces problèmes avec retenue. Il s'agit, en bref, d'un appel à la civilité dans la démarche scientifique.
Problème n° 1. Est-ce que le « syndrome du bébé secoué » porte bien son nom ?
Il y a là un grave problème épistémologique qui, semble-t-il, n’a pas encore été bien identifié. Parmi les centaines de syndromes qui existent en médecine, presque tous portent le nom de leur découvreur (par exemple, le syndrome d'Adie) ou d'une caractéristique clinique importante (par exemple, le syndrome de l'homme raide). En revanche, l'appellation « syndrome du bébé secoué » (SBS) affirme une étiologie unique (le secouement). Elle implique également une intention, car il est difficile de secouer « accidentellement » un bébé. Un terme plus récent, le traumatisme crânien intentionnel (TCI), implique à la fois un mécanisme (traumatisme) et une intention (maltraitance).
Comme les hémorragies sous-durales et rétiniennes (avec ou sans œdème cérébral) peuvent également être observées dans des contextes accidentels ou naturels, je suggère que les éléments de la triade classique constituée des hémorragies rétiniennes, des hématomes sous-duraux, et de l'œdème cérébral seraient mieux définis à partir de leurs caractéristiques médicales. Puisque les hémorragies sous-durales infantiles trouvent leur origine dans la dure-mère, peut-être que « l’hémorragie rétino-durale infantile » serait un nom plus approprié pour ces lésions. D'autres lésions, par exemple l'œdème cérébral, pourraient être ajoutées à ce nom en cas de besoin. Cela permettrait d'étudier objectivement les causes de ces lésions en évitant de prétendre que nous connaissons déjà la réponse.
Problème n° 2. Est-ce que les secouements peuvent provoquer des hémorragies rétino-durales chez le nourrisson sans causer de lésions externes importantes ? Si oui, peut-on affirmer qu’un secouement a eu lieu rien qu’en observant ces lésions ?
Si l’on admet que les secouements sont responsables de lésions cérébrales importantes, on peut se demander pourquoi les forces générées par des humains ou des machines de laboratoire secouant un mannequin se sont si souvent révélées insuffisantes pour provoquer ces lésions. Uscinski (2004), citant Ommaya (1968), a estimé que puisqu'il existe « un seuil lésionnel » qui ne peut pas être atteint par des secouements seuls, il doit y avoir en plus un impact pour expliquer les lésions. D’autres chercheurs, comme Duhaime, sont parvenus au même résultat.
Cependant, cet argument ne tient pas compte des différences biophysiques entre le cerveau adulte et le cerveau du nourrisson, comme Squier et Mack l’ont récemment montré. Ces différences concernent le type de lésions microscopiques au cerveau, et également le contrôle des vaisseaux sanguins au niveau des membranes méningées. De tels effets peuvent faire intervenir des mécanismes réflexes, ce qui rend les nourrissons plus susceptibles aux hémorragies suite à des traumatismes mineurs ou des maladies. De telles conséquences sont difficiles, voire impossibles, à reproduire en laboratoire.
Étant donné que des traumatismes mineurs peuvent parfois causer des lésions disproportionnés chez les nourrissons, il faut expliquer aux parents qu’il ne faut jamais secouer un bébé, ni les placer dans une position où ils pourraient tomber, ou dans laquelle des personnes ou des objets pourraient leur tomber dessus. Cela est dû au fait que les bébés sont plus fragiles que les adultes, et que certains enfants sont plus fragiles que d’autres.
En revanche, cela ne veut absolument pas dire que l’on est capable de dire qu’un bébé a été secoué uniquement parce que l’on retrouve chez lui des hémorragies rétino-durales infantiles. Tuerkheimer a souligné le danger d’inférer l’existence d’un crime uniquement parce que l’on a retrouvé la triade classique de l'hémorragie rétino-durale et de l'encéphalopathie et que l’on n’a pas pu trouver d’autre explication.
Il est tout à fait normal que la société soit choquée et réclame justice lorsque ses membres les plus fragiles sont attaqués. En revanche, la médecine et le droit vont bien trop loin lorsqu’ils affirment qu’un crime peut être établi avec certitude dès lors que l’on retrouve la triade classique ou l’un de ses constituants chez un nourrisson. Dans de nombreux cas, il apparaît que des causes alternatives, comme des maladies, n’ont pas été suffisamment recherchées. En examinant des dossiers où la personne suspectée clamait son innocence, j'ai été frappé de retrouver quasiment à chaque fois des antécédents médicaux, des pathologies, des anomalies neurologiques congénitales, qui expliquent les lésions bien mieux que d’hypothétiques maltraitances. Ces pathologies ne sont quasiment jamais prises en compte dans les rapports médicaux.
Problème n° 3. Y a-t-il une relation constante entre l’intensité d’un secouement et/ou d’un impact et la sévérité des lésions neurologiques causées ?
Se poser cette question ne veut en aucun cas dire que la maltraitance est acceptable. Elle le n’est jamais. Cette question n’en demeure pas moins pertinente pour évaluer la validité des témoignages des experts qui prétendent pouvoir estimer l’intensité d’un traumatisme à partir des lésions. Par exemple, ils comparent souvent le traumatisme infligé à un accident de voiture à « haute cinétique » ou une chute de plusieurs étages. Ils affirment aussi que l’intensité du traumatisme est telle qu’il s’agit nécessairement de violences extrêmement graves commises avec l’intention de tuer. Tout médecin faisant de telles affirmations outrepasse totalement ses prérogatives.
Les nouveaux travaux de Squier et Mack sur la neuropathologie des méninges des nourrissons montrent la complexité des relations entre le cerveau, la dure-mère et les fragiles veines ponts qui mènent du cortex cérébral aux sinus veineux. Compte tenu de cette complexité, il est impossible d’imaginer qu’il existe une relation simple, exacte, et constante entre l'existence ou la sévérité des hématomes sous-duraux d’une part, et l’intensité des forces d’autre part, et encore moins de l’intention de l'auteur du geste. Il ne faut pas non prétendre que l’on peut affirmer une maltraitance et exclure formellement des causes naturelles à certaines lésions.
Dans mon article de 1953, j'ai passé en revue 24 cas d'épanchements sous-duraux infantiles, principalement des hématomes sous-duraux. Dans cet article, j'ai souligné que les épanchements sous-duraux infantiles ne sont pas rares et que « l’on en découvre d’autant plus que l’on en cherche ». La plupart de ces cas sont survenus dans les premiers mois de vie (11 avant l'âge de 3 mois, 5 entre 3 et 6 mois, et 2 par la suite). Soixante-quinze pour cent ont été associés à un accouchement anormal ou difficile, et deux cas ont été associés à une blessure à la tête deux semaines auparavant. Des épanchements sous-duraux ont également été trouvés en association avec une méningite (5 cas) et une thrombose des sinus veineux, ce qui peut compliquer tout foyer infectieux (1 cas). Parmi ceux dont les antécédents étaient connus, il y avait deux paires de jumeaux et deux bébés prématurés. Dans 75% des cas, l'hématome était entouré d'une membrane qui adhérait à la dure-mère, et dans presque tous les cas, le liquide obtenu par ponction sous-durale était xanthochromique, avec une quantité variable de sang frais, ce qui confirme que ce processus était en cours depuis un certain temps, et dans de nombreux cas, peut-être depuis la naissance.
Dans mon article de 1971, j'ai décrit deux de mes propres cas de secouements potentiels — l'un dans lequel la mère avait secoué l'enfant pour lui dégager la gorge lors d'une crise de toux, car elle craignait qu'il ne s'étouffe, et l'autre dans lequel la mère a admis qu'elle et son mari « ont peut-être secoué » le bébé lorsqu'il pleurait la nuit. J'ai également mentionné un cas antérieur dans lequel Caffey a décrit une mère qui a saisi le bras d'un bébé qui roulait sur une table pour empêcher sa chute, entraînent une secousse de la tête. Aucun de ces cas n’était associé à de la maltraitance ou des secouements violents. Si ces événements ont bien pu causer une hémorragie ou un resaignement sous-dural, cela ne veut absolument pas dire que l’on peut affirmer l’existence de secouements violents ou de maltraitance sur la seule base d’hématomes sous-duraux, d’hémorragies rétiniennes, et d’une encéphalopathie.
Aujourd'hui, la radiologie permet non seulement de détecter de plus en plus d'hémorragies sous-durales, mais aussi de savoir que 46 % des nourrissons asymptomatiques présentent des hémorragies sous-durales à la suite d'une naissance normale. Si la plupart de ces hémorragies sous-durales liées à la naissance semblent se résorber rapidement sans symptômes, certaines peuvent se compliquer de lésions plus graves, de membranes chroniques qui peuvent resaigner et causer des symptômes. Dans de tels cas, il ne faut pas vouloir rechercher à tout prix un « coupable », comme la dernière personne à être présente avec l’enfant, mais il faut plutôt savoir identifier ces enfants le plus tôt possible pour être en mesure de les traiter correctement.
Problème n° 4. Pourquoi est-il important de nous améliorer sur ces cas, et comment peut-on faire ?
Lorsqu’un diagnostic est erroné, les conseils médicaux et les traitements risquent de ne pas être efficaces, voire dangereux. Cela est particulièrement vrai dans les cas d'hémorragies rétino-durales infantiles, où une erreur diagnostique peut envoyer des parents innocents en prison. Le risque est élevé au vu du taux de condamnation dans les cas d’infanticides qui est de 88%. Une étude récente a d’ailleurs montré que les taux de TCNA étaient près de deux fois plus importants qu’au Canada, au Royaume-Uni ou en Nouvelle-Zélande. C’est une différente notable qu’il semble difficile d’attribuer directement à une différence de l’incidence de la maltraitance dans ces pays. On peut craindre plutôt un manque d’objectivité dans le diagnostic. J’ai passé en revue une douzaine de cas dans lesquels la personne suspectée clamait sans relâche son innocence. Cette expérience m’a montré que les analyses des données médicales laissaient grandement à désirer et pouvaient donc expliquer ces disparités statistiques.
Nous devons mieux faire. Pour cela, il faut être capable de faire la distinction entre les hypothèses et les connaissances. Le SBS et le TCI sont des hypothèses qui ont été avancées pour expliquer des résultats qui ne sont pas encore totalement compris. Il n'y a rien de mal à évoquer des hypothèses ; c'est ainsi que la médecine et la science progressent. Cependant, il est inadmissible de faire passer de simples hypothèses non prouvées pour des « certitudes scientifiques », ou de s'attaquer à ceux qui soulèvent des problèmes au niveau de ces hypothèses ou qui proposent des alternatives. Souvent, mieux faire peut simplement revenir à dire, clairement et sans équivoque, « nous ne savons pas ».
Lorsque nous examinons des dossiers individuels, il est également important de ne pas trop nous appuyer sur les statistiques, aussi séduisantes soient-elles. Les statistiques sont utiles lorsqu'il s'agit de relations entre des populations bien définies, mais nous n’en sommes pas encore là au niveau du SBS/TCI. En effet, les cas d'hémorragies rétino-durales infantiles englobent des différences importantes au niveau des tranches d'âge, des caractéristiques génétiques, des pathologies sous-jacentes, y compris les lésions obstétricales, la déshydratation, les maladies, les troubles métaboliques et épileptiques.
Nous devons également prendre en compte l’existence, même rare, de diagnostics erronés. Même s’il se trouve que 90% des hémorragies rétino-durales infantiles sont bien causées par des violences, il y aurait tout de même un grand nombre de fausses accusations et d’erreurs judiciaires (un parent accusé sur dix serait alors innocent).
Ce chiffre serait encore plus important si la plupart des hémorragies rétino-durales infantiles étaient dues à des accidents, à des maladies, ou à des lésions obstétricales.
Étant donné l'importance de « mieux faire », des scientifiques indépendants non impliqués dans la controverse devraient évaluer avec soin la qualité de la littérature médicale sur le SBS/TCI. La question n'est pas de savoir ce que la majorité des médecins (ou des juristes) pensent, mais plutôt ce qui est soutenu par des preuves scientifiques fiables. C’est pour cela que les preuves doivent être examinées par des personnes qui n'ont aucun intérêt personnel dans l'affaire et qui ont une formation scientifique solide, y compris la connaissance de la différence entre les hypothèses et les preuves. Choisir un tel groupe ne sera pas facile, mais l'effort sera justifié en termes de justice.
En conclusion, puis-je avoir l'audace de suggérer qu'en tant que membres de professions savantes, nous ne devrions jamais oublier deux dictons attribués au grand médecin canadien, William Osler, et à son collègue Thomas McCrae ? Le premier est le suivant : « De notre connaissance de l’anatomo-pathologie découle notre pratique médicale. » Le second est tout aussi succinct : « on passe à côté de plus de choses en n’étant pas assez attentifs qu’en manquant de connaissances ». Aujourd'hui, nous devons acquérir une meilleure compréhension de la pathologie du cerveau et des méninges du nourrisson, et nous devons examiner les preuves de manière beaucoup plus rigoureuse. Ce n’est qu’alors que nous serons en mesure de corréler avec confiance les observations médicales avec les symptômes et les causes cliniques.
Comme le disait C.P. Scott, le vénéré rédacteur en chef du journal Manchester Guardian pendant presque toute la première moitié du 20ème siècle : « les commentaires sont gratuits, les faits sont sacrés ». Au cours des quarante dernières années, les hémorragies rétino-durales infantiles ont fait l'objet de nombreux commentaires, mais nous n'avons pas encore déterminé tous les faits. Pour cela, nous avons besoin de nouvelles recherches sur la pathologie plutôt qu'une vaine répétition d'hypothèses. En permettant une meilleure compréhension de la pathologie, ces recherches contribueront au diagnostic et au traitement plus précoce des enfants malades ou blessés ; elles serviront également la justice.