Les signes cardinaux du syndrome du bébé secoué, en premier lieu les hématomes sous-duraux, admettent de nombreux diagnostics différentiels. Les troubles de la coagulation en font partie. Lorsqu'un nourrisson présente des hématomes sous-duraux, des examens sanguins sont généralement prescrits à l'hôpital pour les déceler et éviter de poser un diagnostic abusif de maltraitance. Il est néanmoins fréquent que ces enfants soient signalés par « principe de précaution », l'argument étant que même les enfants atteints de pathologies rares peuvent être maltraités.
Lorsque vient le temps des expertises, il arrive encore trop souvent que la maladie soit balayée d'un revers de main et que la conclusion soit celle d'une « maltraitance certaine ». L'argument invoqué est qu'un trouble de la coagulation ne pourrait jamais causer d'hématome sous-dural spontané chez un nourrisson. En revanche, cette pathologie pourrait aggraver les saignements lors d'un traumatisme. Donc, s'il n'y a pas de récit de traumatisme (ce qui est le plus souvent le cas), la seule explication pour l'hématome sous-dural chez un enfant atteint d'un trouble de la coagulation serait la maltraitance.
Le texte des recommandations de la HAS de 2017 comporte ainsi à la page 20 l'affirmation suivante :
Une anomalie de l’hémostase peut (...) augmenter le saignement lors d’un traumatisme.
Une seule étude est citée pour soutenir cette affirmation, l'étude de Jackson [1].
L'étude de Jackson, 2012
Cette étude a été publiée par trois médecins de Kansas City (Missouri) en 2012, dans la revue Child Abuse & Neglect. Elle est intitulée : « Challenges in the evaluation for possible abuse: Presentations of congenital bleeding disorders in childhood », ou « Difficultés dans l'évaluation d'une possible maltraitance : présentations des troubles congénitaux de la coagulation dans l'enfance ».
Cette étude se penche sur les enfants de moins de 18 ans qui se présentent à l'hôpital avec des signes évocateurs de maltraitance (bleus, saignements), et chez qui on retrouve finalement un trouble congénital de la coagulation qui n'avait encore jamais été diagnostiqué chez eux auparavant.
Méthodes
Les auteurs ont épluché une base de données du centre régional de traitement de l’hémophilie de Kansas City, qui regroupe tous les patients mineurs de la région (zone comptant 5 millions de personnes au total) diagnostiqués avec un trouble congénital de la coagulation. Ils ont considéré tous les diagnostics posés sur une période de 10 ans, allant de 2000 à 2009.
Les pathologies considérées incluent l'hémophilie, le déficit des facteurs de la coagulation, les variantes de la maladie de von Willebrand, les anomalies de la fibrinolyse (déficit constitutionnel en α2-antiplasmine, déficit congénital en inhibiteur 1 de l'activateur du plasminogène...), les anomalies des plaquettes (thrombasthénie de Glanzmann, syndrome de Bernard-Soulier...). Les troubles acquis de la coagulation ne sont pas inclus dans la base.
Les auteurs ont exclu de leur population d'étude les enfants qui avaient été diagnostiqués à la naissance, ou ceux qui avaient été diagnostiqués dans un autre centre médical.
Résultats
Il y avait un total de 363 patients dans la base, dont 189 vérifiaient le critère d'inclusion. Deux tiers de ces patients sont des garçons, et la moyenne d'âge est de 4.7 ans.
Sur ces 189 patients, 29 avaient des symptômes évocateurs de maltraitance (surtout des bleus). Parmi eux, 8 avaient moins de 9 mois.
Sur ces 29 patients, seuls deux présentaient des hématomes sous-duraux, un garçon de 13 mois et une fille de 19 mois. Les deux souffraient de la maladie de von Willebrand, et les deux avaient, en plus d'un hématome sous-dural, une fracture du crâne. Ces deux enfants avaient donc été victimes d'un traumatisme. Un récit de chute a été donné par les parents dans les deux cas, mais pour les auteurs, ces enfants auraient pu en fait être victimes de maltraitance.
Les auteurs concluent, entre autres, qu'il est rare que des hémorragies intracrâniennes sans signe évident d'impact constituent le mode de présentation initial d'un trouble congénital de la coagulation. Il n'y avait en effet pas de tel cas dans leur base de données. Les auteurs soulignent néanmoins que, les cas fatals ayant été exclus dans leur étude, ces résultats ne doivent pas être appliqués aux enfants décédés avec une hémorragie intracrânienne.
Généralisations statistiques abusives
Des experts se servent de cette unique étude pour affirmer qu'un nourrisson porteur d'un trouble de la coagulation et d'hématomes sous-duraux sans récit de traumatisme a été maltraité avec certitude.
Mais est-ce vraiment aussi simple ?
D'abord, cette étude ne dit rien sur les troubles acquis de la coagulation, comme par exemple un déficit en vitamine K causant une diminution de facteurs de la coagulation.
Cette étude ne dit rien non plus sur les cas où le trouble de la coagulation est connu au moment de la consultation. Le fait que la pathologie ait déjà été détectée ou non n'a aucune influence sur sa capacité physiologique à provoquer des hématomes sous-duraux spontanés.
On peut aussi questionner l'idée qu'un traumatisme serait absolument nécessaire pour causer les saignements. Il y a deux problèmes d'ordre statistique sous-jacents.
D'une part, l'échantillon utilisé pour parvenir à cette conclusion est très faible puisqu'il concerne seulement deux enfants. Peut-on vraiment tirer des conclusions générales catégoriques à partir de n=2 cas ? De manière générale, il est pourtant fondamental de s'assurer que la taille des échantillons statistiques est suffisante pour estimer de manière fiable des probabilités.
D'autre part, l'échantillon de ces deux cas n'est pas représentatif de la population pour laquelle les conclusions sont tirées. Les deux enfants ont plus de 13 mois, alors que le syndrome du bébé secoué concerne quasiment toujours des enfants de moins de 12 mois, et très souvent de moins de 6 mois. Les éléments de l'échantillon doivent normalement avoir des propriétés analogues à la population que l'on cible.
Rare n'est pas impossible
Enfin, et c'est le plus important, si cette étude démontre la rareté des hématomes sous-duraux spontanés du nourrisson causés par un trouble congénital de la coagulation, elle ne démontre pas leur impossibilité. Rare n'est pas impossible. Un résultat statistique peut avoir un intérêt pour le praticien et pour le chercheur, mais beaucoup moins pour l'étude d'un cas particulier. Un événement rare dans l'absolu peut néanmoins se révéler quasiment certain si on l'applique à une population importante. Par exemple, le fait pour un individu donné de gagner au loto est très peu probable, mais il existe des gagnants quasiment chaque semaine. Pour eux, le fait de gagner n'est pas très peu probable mais certain ! Et à l'échelle d'un pays comme la France avec des millions de joueurs, l'existence de gagnants devient hautement probable voire certaine.
La rareté des hématomes sous-duraux spontanés chez des enfants atteints de troubles congénitaux de la coagulation ne change rien à la souffrance des familles concernées. De fait, plusieurs familles de l'association ont été concernées par ce raisonnement douteux.
Contre-exemples
Virginie et son fils Hugo sont atteints d'un trouble génétique de la coagulation très rare. Hugo a présenté des hématomes sous-duraux sans récit de traumatisme. Les experts ont expliqué qu'il était impossible que la pathologie puisse être la cause, et ils ont donc formellement conclu à la maltraitance. Au final, la justice leur a donné tort et Virginie a été mise hors de cause par la justice.
De même, le fils d'Ismaël souffrait d'une maladie génétique très rare causant un déficit en vitamine K et un trouble majeur de la coagulation. Il a été placé à tort pendant deux ans. Pour certains experts mandatés, l'étude de Jackson démontrait formellement que l'enfant avait été maltraité. Une contre-expertise a cependant rejeté cet argument, et les parents ont finalement été mis hors de cause après une longue bataille judiciaire. L'enfant a aujourd'hui des troubles du développement causés par le retard aux soins et la séparation abusive avec ses parents.
Des cas d'erreurs diagnostiques dues à des troubles de la coagulation ont par ailleurs été publiés dans la littérature médicale [2].
Il faut donc prendre garde aux généralisations statistiques abusives, réaliser que les cas rares ne sont pas impossibles, faire attention aux affirmations trop catégoriques, et garder un esprit critique lors de la lecture des expertises médicales.
[Bibtex]
[Bibtex]