Laurent Puech, assistant de service social, auteur, et créateur de sites sur le travail social (Secret professionnel et travail social, Protections Critiques, Zététique et travail social), a publié en décembre 2022 un livre :
Manuel du travailleur social sceptique — Déjouer les pièces de la pensée
paru aux Editions Book-e-Book dans la collection Une chandelle dans les ténèbres (11€).
Ce manuel à l'usage des travailleurs sociaux les invite à identifier leurs mécanismes de pensée, parfois biaisés, à développer leur réflexion et autocritique pour éviter de prendre des décisions néfastes pour les personnes dans le cadre de leurs évaluations.
Les lourdes conséquences humaines du travail social
Les professionnels du travail social interviennent auprès des personnes, adultes, enfants, familles, parfois sans leur consentement, par exemple suite à une information préoccupante ou un signalement pour suspicion de maltraitance.
Lorsqu'elles n'en sont pas à l'origine, ces personnes peuvent vivre ces interventions comme une réelle intrusion dans leur vie privée, de la part de professionnels, certes, mais qui n'en demeurent pas moins des personnes inconnues qui vont les observer, voire les « juger » si l'on en croit le ressenti de certains.
A l'issue de cette évaluation sur la base d'informations très parcellaires, des magistrats pourront prendre des décisions lourdes de conséquences, comme un retrait de l'enfant de son environnement et un placement dans un lieu d'accueil.
Ces décisions sont très souvent vécues comme un véritable cataclysme pour les familles. Enlever un enfant à un père, une mère, ses frères et sœurs est une décision gravissime, terrible, dont les ravages pourront se faire sentir pendant des vies entières, et qui doivent demeurer exceptionnelles, en cas de danger imminent majeur.
Mais comment évaluer ce danger, sur quelles bases ? C'est là toute la difficulté de l'évaluation du travailleur social qui porte une énorme responsabilité dans ces procédures.
Or, comme Laurent Puech l'indique, les « seuils d'alerte n'ont cesser de baisser » : il y a de plus en plus d'enquêtes, d'interventions... mais pour quel résultat ? Comment ces enquêtes sont-elles menées, quel est l'impact de la psychologie des professionnels impliqués ? Car bien souvent, les évaluations donnant lieu à des décisions lourdes pour les familles sont dépendantes des ressorts psychologiques partagés par tout un chacun, y compris par tous les professionnels impliqués dans les situations de travail social.
Laurent Puech prône une approche basée sur la zététique (c'est-à-dire la pratique du doute raisonnable fondé sur des raisonnements rationnels et scientifiques, le terme vient du grec « qui aime chercher »). Il s'agit d'identifier ses propres failles de raisonnement, de développer son esprit critique pour éviter des erreurs dramatiques dans les évaluations des travailleurs sociaux.
Vers une approche zététique du travail social
Laurent Puech cite Richard Monvoisin pour définir la zététique : « la zététique n'est rien d'autre que la méthode scientifique, mais appliquée à des champs de connaissance soulevant une telle charge affective qu'elle nécessite d'intégrer les impasses intellectuelles et les biais cognitifs relevant de la croyance, de l'adhésion, ou de l'engagement. » Cette définition s'applique particulièrement bien aux évaluations de travail social, notamment dans les contextes de suspicion de maltraitance.
Ce terme a été originellement présenté par le physicien Henri Broch comme l'étude rationnelle des événements paranormaux et des pseudosciences (ovnis, astrologie) ou comme « l'art de faire la différence entre ce qui relève de la science et ce qui relève de la croyance ». Il a ensuité été élargi à d'autres contextes.
Des exemples de mécanismes de pensées néfastes
Le livre développe ensuite, avec moult exemples concrets, de nombreuse facettes du travail social qui bénéficieraient grandement d'une approche zététique (et l'on comprend en lisant l'ouvrage qu'il y a encore du chemin à faire dans la profession).
Un exemple : une assistante sociale évalue une situation et trouve des similarités avec une situation passée qui s'était mal terminée. En conséquence, son comportement risque d'être plus abrupt et son évaluation biaisée par son expérience passée, alors même que rien n'indique que la nouvelle situation se déroule de la même manière.
Autre exemple : un travailleur social évalue une famille pour rechercher des signes de maltraitance, mais il n'en trouve pas. Comme le dit l'auteur, « l'absence de signaux interprétables dans le sens d'un danger laisse souvent la place à cette idée fort pertinente que l'absence de preuve d'un danger ne prouve pas l'inexistence d'un tel danger. Simplement, on n'en a pas « encore » la démonstration. »
Il devient alors facile de se dire que la maltraitance n'en demeure pas moins tout à fait possible, même s'il n'y a aucun élément concret... « Le danger possible ne signifie pas pour autant qu'il existe vraiment... C'est la notion de probabilité qui amène une issue à une réflexion qui pourrait tourner en rond. Ce n'est pas parce que c'est possible que c'est probable. »
Et l'auteur de rappeler judicieusement la différence entre ces deux termes, sur la base du dictionnaire :
- est possible un phénomène dont on ignore s'il se produira ou s'il ne se produira pas
- est probable un phénomène qui a beaucoup de chances de se produire
C'est simple : à peu près tout est possible. Oui, la maltraitance, la violence, le danger sont toujours possibles, mais cela ne permet guère d'avancer.
Par contre, certains éléments concrets peuvent montrer que le danger est « probable », et cela nécessite une « démonstration solidement argumentée ».
Dans les autres cas, les travailleurs sociaux doivent composer avec cette incertitude intrinsèque à la réalité de leur activité. C'est pour les professionnels cette « capacité à accepter cette part d'incertitude ». C'est inconfortable, certes, mais ce sont les fondements mêmes de notre civilisation (présomption d'innocence, la charge de la preuve revient à l'accusation...).
La charge de la démonstration
Pour Laurent Puech, « la charge de la démonstration appartient à l'équipe qui affirme l'existence d'une maltraitance. » Il est quasiment impossible aux mis en cause « de faire la démonstration inverse : comment démontrer que je n'ai pas secoué mon bébé quand effectivement je ne l'ai pas fait ? A part le dire et le répéter, je ne pourrai jamais le démontrer si j'étais seul avec mon bébé donc sans témoin. [...] Voici les parents [...] mis dans une situation où ils ne peuvent démontrer que ce que l'on dit dans l'alerte est faux, car ils sont confrontés à une impossibilité logique (la démonstration de l'inexistence d'un comportement) et physique (impossible de revenir sur les éléments d'alerte qui ne sont pas au cœur de l'enquête qui pourtant en découle)… »
C'est cette notion de charge de la preuve qui permet d'éviter que n'importe qui puisse être condamné par une simple accusation. C'est à celui qui accuse de démontrer. « Car ce qui est affirmé sans démonstration peut être rejeté sans démonstration. »
Les dangers des diagnostics médicaux hâtifs de maltraitance
Les situations d'évaluation déclenchées par un diagnostic médical de maltraitance sont très particulières dans ce contexte, puisque les professionnels commencent leur travail avec un a priori considérable avant même d'avoir rencontré la famille : c'est qu'un enfant a été victime de maltraitance de manière « probable » voire, pire, « certaine ».
Ce sont les qualificatifs utilisés textuellement par les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) sur le syndrome du bébé secoué (SBS), et qui sont naturellement repris par les équipes hospitalières dans leurs signalements.
Ces termes font des ravages au cours des procédures puisqu'ils impactent de manière considérable les les évaluations et les prises de décision des intervenants ultérieurs. Si un travailleur social ne trouve aucun élément concret de danger dans son évaluation, il interprétera nécessairement cette absence comme le fait que le danger est réel (puisque le diagnostic médical a été posé), mais qu'il n'a pas (encore) été en mesure de le confirmer. Dans ce contexte, on peut s'interroger sur l'intérêt d'une évaluation sociale, où relever une absence de danger dans une famille ne permet aucunement d'éliminer un danger déjà certifié par un rapport médical !
Le principe de parcimonie, ou rasoir d'Ockham
Le principe du rasoir d'Ockham invite, « lorsque plusieurs hypothèses sont en concurrence pour expliquer un phénomène, à choisir la plus vraisemblable et la plus simple ». L'auteur de donner un exemple qui parlera à de nombreuses familles : « imaginons que derrière chaque petite blessure sur un enfant, avec une explication donnée banale, nous y voyions possiblement une maltraitance. Nous n'entrerions alors plus en relation, mais en suspicion, et serions dans un état d'incertitude permanent. Épuisant et faiblement efficace. »
Cette réflexion est à mettre en regard avec la tendance actuelle en pédiatrie, qui est de considérer chaque petite blessure comme un « signal faible » devant faire évoquer une suspicion de maltraitance. Cela concerne tous les enfants, mais plus encore ceux atteints de pathologies (par exemple d'origine génétique) rendant leur peau et leurs os plus fragiles que la moyenne. Chez eux, les bleus et les fractures peuvent survenir sans mécanisme violent, donc sans maltraitance, mais les parents eux-mêmes ignorent souvent l'existence d'une telle maladie chez leur enfant...
Beaucoup de soignants ne sont ainsi plus formés uniquement à prodiguer du soin, à recevoir et écouter avec empathie les familles, mais à être dans un état de suspicion permanente. Les pédiatres sont ainsi incités à déclencher une procédure d'évaluation pour maltraitance dès qu'ils décèlent un bleu chez un nourrisson de quelques mois (qui ne se déplace pas encore tout seul).
Lorsque le filet est si large qu'il englobe une grande partie de la population, il est certain que l'on détectera une bonne partie des cas maltraitance, mais à quel prix, et avec quelle efficacité ? Combien de ressources seront accaparées par des enfants qui ne sont pas en danger, au détriment des enfants qui le sont ? À l'inverse, le corps médical ne passera-t-il pas à côté des enfants réellement victimes de maltraitance et que les parents n'emmènent que très rarement à l'hôpital ?
De même, les explications rares ne doivent pas être automatiquement rejetées sous prétexte qu'elles sont rares. L'auteur donne cet exemple : « Ces parents disent qu'ils n'ont pas secoué leur bébé sur lequel on vient de diagnostiquer la présence d'hématomes sous-duraux et d'une hémorragie rétinienne ? Peu probable... Mais l'improbable est... probable. [...] Des causes alternatives rares produisent des symptômes identiques à ceux que l'on trouve chez les bébés secoués. »
« L'espoir fou du risque zéro »
Laurent Puech inscrit certaines dérives du système de protection dans le cadre plus général des évolutions profondes de notre société. Société qui a horreur du risque et de l'incertitude, qui promeut un principe de précaution parfois sain, mais souvent poussé à l'extrême. Cela est particulièrement vrai dans le cadre de la protection de l'enfance.
Pour l'auteur, « le danger est présent à un moment ou à un autre dans la vie de tout enfant ou adulte ». « Les parents parfaits, ceux qui ont en tout temps et en tous lieux la réaction ou le mot juste, adapté, ceux-là n'existent pas. »
Or, certains intervenants s'inscrivent dans un idéal de « risque zéro » qui n'existe tout simplement pas. Si je ne peux pas éliminer totalement le danger, si je ne peux pas garantir que le pire ne va pas arriver si je rends cet enfant placé à ses parents, alors je maintiens le placement.
Ce raisonnement est dévastateur pour un enfant placé inutilement, parce que chaque jour passé loin de ses parents, de sa famille, de son environnement, créé un peu plus de dégâts. C'est une logique qui ne considère que le risque hypothétique d'une levée du placement, sans considérer le risque réel, effectif du placement. C'est une logique qui, au fond, conduit les enfants placés à ne jamais être rendus jusqu'à leur majorité, parce que tout enfant, quel qu'il soit, où qu'il soit, peut être en danger à tout moment...
De plus, l'auteur rappelle que
« demander la séparation d'un enfant de son milieu familial quand il y est en danger, c'est l'exposer aux risques que recèlent tous les autres lieux et environnements de vie qui l'accueilleront. Aucun d'eux n'est parfait, et même si c'est un cas rare, il existe des situations de danger en famille d'accueil ou en maison d'enfants à caractère social ».
Autrement dit, est-ce vraiment agir pour le « bien de l'enfant » que de le soustraire à un environnement familial aimant et sécurisé pour le placé malgré lui dans un foyer où il risque d'être victimes de maltraitance qui n'existaient pas dans son environnement initial...?
Laurent Puech rappelle ainsi que :
« protéger un enfant n'est tout simplement pas possible de manière certaine et permanente. Aucun système de prise en charge et d'accompagnement d'un enfant, ni celui que proposent ses parents (tous les parents) ni celui des services éducatifs, ne peut satisfaire un tel idéal qui constitue une utopie. Et je constate que les professionnels souffrent de cet écart entre ce qui est l'horizon désirable par définition inatteignable qui constitue leur feuille de route, et le réel imparfait qui sera lui accessible. »
Mettre fin à un précautionnisme dévastateur
Pour l'auteur, « le principe de précaution masque souvent un précautionnisme, c'est-à-dire une approche idéologique considérant qu'aucun risque n'est acceptable. Il génère des dérives qui mettent à mal celles et ceux qu'il s'agit de protéger... ainsi que l'ensemble des membres d'une société. Si aucun risque pour un enfant ou un adulte n'est acceptable, alors tous les couples et familles avec enfant mineur sont sous le risque d'une enquête administrative ou judiciaire à tout moment. »
Il s'interroge alors :
« Doit-on dès lors considérer que tout fait danger ? Faut-il déclencher des logiques de protection dès la moindre présence d'un danger détectée ? Cette protection à déclenchement systématisé existe déjà et ne cesse de s'étendre à de nouvelles situations. Cette protection est irrationnelle, tant dans sa réponse impossible à généraliser que dans son but implicite et irréaliste : protéger partout et tout le temps toutes les personnes. Une telle protection est un horizon inatteignable dans les faits et dangereux dans les effets qu'il produirait et qui seraient la condition de sa réalisation : une société de contrôle de tous les espaces.
Elle est surtout une promesse intenable, notamment sur le plan budgétaire, puisqu'elle nécessite des moyens infinis. Elle est pas par conséquent au-dessus de nos moyens. De plus, elle appauvrit des professionnels de l'aide transformés en contrôleurs de comportements et d'états.
La protection doit donc être raisonnée. Cela nécessite de déterminer un seuil à partir duquel elle se déclenche, lequel ne peut être la simple existence d'un « risque de danger », comme il est dit. La protection raisonnée vise à ne pas créer plus de dégâts encore, voire à un générer là où il n'y en avait pas. Primum non nocere, d'abord ne pas nuire. Chaque action doit être décidée non seulement au regard des intentions, mais aussi des effets qu'elle engendre. La protection raisonnée est principalement adossée à une éthique de responsabilité alors que la protection irrationnelle a comme moteur principal une éthique de conviction. »
Vers une prudence raisonnable et rationnelle
Alors, « comment concevoir alors un paradigme professionnel différent, qui soit profitable à l'enfant ou à l'adulte quand il est victime de violences, tout en sortant d'une logique d'intervention précoce, d'enquête déclenchée au moindre signe porteur de danger, de mise en place à l'excès de mesures administratives ou judiciaires pour chaque personne et chaque groupe ? » Comment trouver un point d'équilibre pour « protéger certains sans insécuriser tout le monde » ?
Laurent Puech prône « une approche de protection raisonnée dans une société où la protection n'écrase pas les espaces de responsabilité et de liberté des individus et des familles. » Il oppose le précautionnisme à une certaine idée de « prudence », cette « qualité qui fait examiner les conséquences possibles de ses actes de ses paroles pour éviter les erreurs ou les dangers ». La prudence « ne signifie pas absence de prise de risque et inaction. La prudence est l'utilisation de la raison pour déterminer les contours d'une situation et les possibles effets des différentes actions possibles (la suspension de l'action étant une des alternatives possibles). »
En clair, là où le précautionniste « prend le pari qu'en agissant toujours par excès, il ne passera à côté d'aucune situation », le prudent « sait qu'en agissant là ou les éléments montrent une probabilité de risque de danger significatif, il agira de façon adaptée et sans dommages collatéraux sur les autres situations où il ne sera pas intervenu. La logique précautionniste place sous contrôle toujours plus de personnes tandis que la prudente déclenche une logique d'intervention dans un nombre restreint de situations avec des signes d'alerte manifestes. »
Alors, pour que cette volonté ne soit pas un vœu pieux, nous ne pouvons que recommander à tous d'acheter et de lire ce livre, qui devrait également être mis entre les mains de tous les travailleurs sociaux, magistrats, et autres professionnels de la protection de l'enfance.
Pour que le « bien de l'enfant » ne soit plus un terme vide de sens.