Nous proposons une traduction d'un article publié le 15 février 2022 sur le site américain The Appeal.
Une femme du New Jersey accusée d'avoir secoué à mort un bébé clame son innocence. Sa condamnation pourrait être réexaminée.
Elizabeth Weill-Greenberg
The Appeal
15 février 2022
Après une enquête de The Appeal sur la condamnation controversée de Michelle Heale en 2015, un professeur de droit demande à l'Unité de révision des condamnations du New Jersey de "corriger une injustice" et de libérer Michelle Heale.
Michelle Heale gardait le petit Mason Hess, 14 mois, en 2012, lorsqu'elle dit avoir été témoin d'une perte soudaine de connaissance. Elle a immédiatement appelé les secours.
"Il ne bouge plus du tout !", a-t-elle dit aux secours. "Il est comme mort !"
Une ambulance est arrivée et a emmené Hess à l'hôpital. Il est mort quelques jours plus tard.
La police et les procureurs ont affirmé que Heale, qui n'avait pas d'antécédents de violence, avait mortellement secoué Hess. Heale a clamé son innocence, mais en 2015, un jury du New Jersey l'a reconnue coupable d'homicide involontaire aggravé et de mise en danger d'enfants. À la lecture du verdict, Heale "était en état de choc total", a-t-elle écrit à The Appeal.
Heale a été condamnée à 15 ans de prison. À l'époque, ses jumeaux étaient âgés de six ans.
Des doutes importants sur la culpabilité de Heale ont émergé ces dernières années, notamment suite à une enquête publiée dans The Appeal en 2020 qui mettait en cause la théorie controversée justifiant sa condamnation.
Aujourd'hui, la condamnation de Heale est peut-être sur le point d'être réexaminée. Cette semaine, Colin Miller, professeur à la faculté de droit de l'université de Caroline du Sud, a soumis une demande au nom de Michelle Heale à l'unité de révision des condamnations du procureur général du New Jersey, lui demandant de "corriger une injustice et de libérer Michelle Heale". L'étudiante en droit Jasmine Caruthers a aidé Miller à préparer la demande.
Miller, qui est également co-animateur d'un podcast sur les condamnations injustifiées, Undisclosed, a commencé à enquêter sur le cas de Heale après avoir lu le reportage de The Appeal.
"C'est l'un de ces cas où la médecine légale s'est emballée", dit M. Miller, comparant le syndrome du bébé secoué (SBS) à d'autres théories depuis discréditées comme l'analyse des marques de morsure ou la comparaison microscopique des cheveux. Selon le Registre National des Exonérations, les analyses médico-légales erronées ont contribué à plus de 700 erreurs judiciaires depuis 1989.
L'ancien procureur général du New Jersey, Gurbir Grewal, a créé l'unité de révision des condamnations en avril 2019. Depuis sa création, l'unité, qui est dirigée par l'ancien procureur et juge aux affaires familiales Carolyn Murray, n'a disculpé qu'une seule personne, Taron Hill. Hill a été condamné à tort pour meurtre en 2006 et a été libéré en juillet. Plus de 450 demandes ont été soumises à l'unité, selon le bureau du procureur général, chacune impliquant une erreur judiciaire potentielle. Près de 200 de ces demandes sont en cours d'examen, et 95 autres sont en attente d'examen. Dix-neuf demandes sont "actuellement en cours de ré-investigation active".
Hill est l'une des 43 personnes qui ont été exonérées dans le New Jersey depuis 1989, selon le Registre National des Exonérations. Les soutiens de Heale espèrent que cette dernière sera bientôt ajoutée à cette liste.
Lors du procès de Heale en 2015, l'accusation s'est appuyée sur des preuves qui, au pire, ont été discréditées, et au mieux, demeurent particulièrement contestées.
Le syndrome du bébé secoué, également connu sous le nom de traumatisme crânien intentionnel, est une théorie élaborée dans les années 1970. Les partisans de cette théorie affirment que secouer un bébé produit une "triade" de lésions graves caractéristiques du SBS : hématomes sous-duraux, hémorragies rétiniennes, et œdème cérébral. Le diagnostic est posé même lorsque aucune autre lésion, comme des ecchymoses ou des traces de doigts sur le thorax, n'est retrouvée. Les secousses sont si violentes, affirment les experts médicaux, que la dernière personne avec l'enfant est nécessairement coupable.
Mais des études - et un nombre croissant d'exonérations - ont remis en question les principes du SBS.
"L'utilisation de cette théorie médicale erronée a conduit non seulement à des erreurs judiciaires, mais aussi à de nombreux dommages collatéraux : des innocents incarcérés à tort pendant des décennies, voire condamnés à mort, des familles brisées", déclare Laura Cohen, professeur de droit à l'Université Rutgers et cofondatrice du New Jersey Innocence Project, dans un courriel adressé à The Appeal.
Dans une revue de la littérature de 2016, des chercheurs ont examiné 1 065 études sur le SBS pour tenter de déterminer si les secouements, sans trace externe de traumatisme, produisaient la triade de lésions. Au total, 1 035 de ces études ont été exclues car elles avaient examiné moins de 10 cas. La revue systématique n'a pas permis d'identifier une seule étude sur le SBS pouvant être qualifiée de "haute qualité", notant que la plupart des études n'ont pas pu confirmer si les sujets avaient été victimes de maltraitance.
Une étude distincte, publiée par la Société belge de neurologie, a conclu que, contrairement aux déclarations des experts dans les cas de SBS, il n'existe pas de formes particulières d'hémorragies rétiniennes que l'on ne retrouverait que dans les cas de traumatismes crâniens intentionnels.
"[Le SBS] n'a jamais été validé", affirme Keith Findley, cofondateur et président du Center for Integrity in Forensic Sciences et cofondateur du Wisconsin Innocence Project. Si les partisans du SBS évoquent souvent leur expérience clinique pour étayer leur diagnostic selon lequel les secouements provoquent la triade, "cela ne confirme pas que les secouement en sont la cause", dit-il. "Cela confirme simplement qu'ils appellent cela de la même façon à chaque fois".
Les tribunaux, eux aussi, commencent à avoir des doutes sur les condamnations basées sur la triade du SBS. À l'été 2018, environ deux mois après que la Cour suprême de l'État a refusé d'entendre l'appel de Heale, un tribunal de première instance a acquitté Robert Jacoby de voies de fait aggravées. Les procureurs du New Jersey avaient affirmé que Jacoby avait secoué son fils d'environ 11 semaines. Mais Jacoby a maintenu que son bébé avait vomi de façon inattendue et était devenu mou, et qu'il l'avait alors emmené à l'hôpital.
"Il est maintenant bien établi et largement accepté dans la communauté scientifique qu'il existe d'autres causes médicales qui provoquent les mêmes lésions que le SBS", a écrit le juge de première instance dans son jugement.
Dans le cas de Heale, les experts médicaux de l'accusation ont déclaré au jury qu'une maladie ou une chute accidentelle - toutes deux survenues peu avant le malaise présenté par Hess - n'avaient pas pu contribuer à sa mort.
Alex Levin, alors chef du service d'ophtalmologie pédiatrique et de génétique oculaire au Wills Eye Hospital de Philadelphie, a déclaré que les lésions oculaires de Hess constituaient un cas d'école du syndrome du bébé secoué. La seule autre cause possible de ces lésions, selon Levin, serait qu'un objet lourd comme "une télévision ou autre lui ait écrasé la tête, ou alors qu'il ait été victime d'un accident de voiture, ou qu'il soit tombé de 11 mètres". Le procureur a demandé à un autre témoin, Lucy Rorke-Adams, alors neuropathologiste à l'hôpital pour enfants de Philadelphie, s'il y avait un doute sur le fait que Hess avait été secoué à mort. Rorke-Adams a répondu, "Non".
Levin et Rorke-Adams ont tous deux témoigné pour l'accusation dans des affaires de SBS où l'accusé a ensuite été mis hors de cause.
Contrairement aux témoignages des experts de l'État, il y avait d'autres explications viables pour la mort de Hess, selon l'enquête 2020 de The Appeal.
Le jour avant que Hess ne fasse un malaise, il a vomi au domicile de Heale. Sa mère l'a emmené chez le pédiatre, qui a diagnostiqué une infection de l'oreille et des voies respiratoires supérieures, et lui a prescrit des antibiotiques. Sa mère, qui était amie avec Heale depuis plusieurs années, a proposé de le garder à la maison.
"Tu es sûre ? Je ne veux pas que l'un de vous tombe malade , a-t-elle envoyé à Heale. "Ce ne sera pas la première fois, ni la dernière. Tout le monde ira bien", a répondu Heale.
Lorsque Hess a été transporté d'urgence à l'hôpital depuis le domicile de Heale, le médecin des urgences lui a diagnostiqué une pneumonie.
Hess avait également fait une chute à la maison environ une semaine avant son malaise, ont témoigné ses parents. Dans le rapport d'autopsie, le médecin légiste a noté la présence d'une ecchymose sur son front.
"Mason vient de tomber... Il a une grosse bosse. Je le laisserai devant la télévision désormais !!!" a écrit Heale à la mère de Hess la veille de son malaise, selon des documents judiciaires. "Lol, pas possible", a répondu la mère.
Plusieurs études ont conclu que les symptômes que l'on pensait autrefois être exclusivement associés au SBS peuvent être causés par quelque chose d'aussi banal qu'une chute de faible hauteur. Il peut également y avoir un délai entre la chute et l'apparition des symptômes ou le décès de l'enfant, selon plusieurs exemples décrits par Miller dans la demande de Heale.
"Il peut y avoir des cas où, au départ, tout semble aller bien et où ce n'est que plus tard que l'on se rend compte des lésions causées", explique Miller.
Avant le début du procès de Mme Heale, ses avocats ont contacté Chris Van Ee, ingénieur biomécanique et spécialiste de la reconstitution des accidents. Van Ee a préparé un rapport et l'a envoyé par courriel à ses avocats, mais n'a jamais eu de réponse, selon la demande de Heale. Dans son rapport, Van Ee a écrit que des lésions externes seraient présentes sur Hess si Heale l'avait violemment secoué. "Il n'y a pas de fractures du crâne, d'ecchymoses ou d'autres lésions indiquant que Mason ait été victime d'un secouement violent ou d'autres formes de violences", a-t-il écrit. Mais son rapport n'a jamais été présenté au procès.
"Il y avait un expert - l'expert principal - prêt, désireux et capable de témoigner", a déclaré Miller, ajoutant que le rapport de Van Ee présentait des preuves que la mort de Hess était "bien plus probablement" causée par une courte chute que par des secouements.
"Le syndrome du bébé secoué est un diagnostic d'exclusion, pas d'inclusion", a déclaré Miller. "C'est quelque chose qui ne peut certainement pas être exclu comme cause de la mort".
Dans de nombreux cas de SBS, les médecins et les enquêteurs rejettent catégoriquement les autres explications de la mort d'un enfant, indique Jessica Henry, professeur à l'Université d'État de Montclair et auteur du livre "Smoke But No Fire : Convicting the Innocent of Crimes that Never Happened".
"Une fois que les médecins estiment que l'enfant a été victime d'un secouement mortel, ils stoppent toutes les recherches médicales pouvant montrer le contraire", dénonce Henry.
Mme Heale espère que le bureau du procureur général examinera "tous les faits de mon affaire" et "reconnaîtra que je ne suis pas la femme dépeinte par l'accusation", a-t-elle écrit à The Appeal.
Heale reste en contact avec ses jumeaux, qui ont maintenant 13 ans, par des appels téléphoniques, des courriels et des visites occasionnelles. Avant la pandémie, elle voyait ses enfants deux ou trois fois par mois, mais au cours des deux dernières années, elle est restée des mois entiers sans les voir.
"Être physiquement éloignée de mes enfants et de mon mari est la chose la plus difficile de l'incarcération", a écrit Heale à The Appeal. "Rien ne peut remplacer le fait d'être à la maison et d'être à leurs côtés au quotidien".
Même si sa foi dans le système judiciaire s'est détériorée, Heale essaye de rester optimiste, portée par le soutien de sa famille et de ses amis. Le premier jour du mois, elle a écrit : "Joyeux février... un autre mois plus près de mon retour à la maison !"