Nous relayons un article paru dans le supplément Sciences & Médecine du journal Le Monde le 15 novembre 2021. Cet article accompagne une longue enquête sur les recherches scientifiques concernant le phénomène des faux aveux obtenus durant les interrogatoires de police.
Bébés secoués : doutes sur le fiabilité des auto-incriminations
Le Monde
par Sandrine Cabut
Publié le 15 novembre 2021
Selon une enquête menée par une association de familles qui se disent injustement accusées de maltraitance, près de la moitié des personnes en garde à vue finissent persuadées qu’un geste léger aurait pu causer les lésions.
« Si vous ne dites rien, on enlèvera l’enfant à ses parents. » C’est en entendant cette phrase prononcée par un des enquêteurs, puis par le juge qui lui annonçait une prolongation de vingt-quatre heures de sa garde à vue, que Jeanne (le prénom a été changé) dit avoir craquée. « J’étais bouleversée, à bout, et je ne pensais qu’à une chose : que, mon mari ou moi, on puisse sortir, pour retrouver notre fille mineure restée seule à la maison. Alors quand le policier a mimé un secouement, je leur ai dit ce qu’ils voulaient entendre, que c’était moi », raconte la quinquagénaire.
Pour cette assistante maternelle expérimentée, tout commence par le malaise d’un nourrisson de six mois sous sa garde, et l’appel des secours. Dix jours plus tard, convoquée au commissariat, ainsi que son époux présent au domicile ce jour-là, elle découvre qu’ils sont placés en garde à vue. « J’ai détaillé la syncope du petit, ses problèmes de santé, mais au troisième interrogatoire, on m’a balancé un rapport d’expertise de l’hôpital concluant qu’il avait été secoué. On m’a affirmé qu’il y avait une preuve que c’était moi ou mon mari », se souvient Jeanne. La peur au ventre, éprouvée par les auditions, l’assistante maternelle fait un malaise vagal puis passe la nuit sur une chaise, sans fermer l’œil. « Ils ont tout fait pour me déconnecter, et l’avocat n’a pas réagi. Alors j’ai menti pour sortir, et ça m’a encore plus traumatisée », résume-t-elle. Dès le lendemain de ses trente heures de garde à vue, elle est revenue sur ses aveux auprès de son avocat, mais n’a pu revoir le juge que dix-huit mois plus tard, sans le convaincre. Trois ans après l’hospitalisation de l’enfant (qui a récupéré sans séquelles), Jeanne est toujours sous contrôle judiciaire, son agrément professionnel lui a été retiré.
Un diagnostic trop systématique
Les faux aveux ne seraient pas rares dans les affaires de syndrome du bébé secoué (SBS), selon les résultats préliminaires d’une enquête à laquelle Le Monde a eu accès. Ce travail a été réalisé par Adikia, une association de familles s’estimant injustement accusées de cette forme de maltraitance, qui consiste en des secouements violents d’un nourrisson, pouvant entraîner des lésions cérébrales potentiellement graves, voire mortelles. Touchant à la protection de l’enfance, ce sujet sensible fait l’objet d’une vive controverse internationale, certains scientifiques estimant que le diagnostic est posé trop systématiquement, sans écarter les autres causes possibles des atteintes observées (maladies diverses, accidents domestiques… ). Les symptômes étant décrits comme survenant immédiatement après le secouement, c’est la personne chargée du bébé au moment de son malaise qui est accusée.
En France, où les pratiques médicales et pénales s’appuient sur des recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) depuis 2011, l’association Adikia et l’avocat Grégoire Etrillard, dont le cabinet a traité plus de 110 dossiers de bébés secoués, ont demandé leur abrogation fin 2019, au motif qu’elles sont « beaucoup trop affirmatives et sur certains points fausses ». La requête est actuellement portée devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans l’enquête menée de façon anonyme par Adikia début 2021, et qui comporte plus de cent questions, 115 cas correspondent à des dossiers de SBS où les répondants (parents le plus souvent, nounous dans 13 cas) estiment que les symptômes observés n’étaient pas causés par des violences. La plupart d’entre eux (95 sur 115) ont fait l’objet d’une garde à vue, au cours de laquelle le diagnostic de maltraitance leur a été présenté comme absolument certain dans 80 % des cas (76 sur 95). « Point fondamental, les enquêteurs ont donné une information erronée aux gardés à vue dans près de la moitié des cas, en leur disant qu’un geste léger involontaire pouvait suffire à causer un SBS, souligne Cyrille Rossant, président d’Adikia, et chercheur en neurosciences (University College London). Or, cela contredit le discours des experts et les recommandations de la HAS qui précisent que le syndrome résulte toujours de secousses violentes. »
Au total, 11 des répondants ont déclaré avoir délibérément fait un faux aveu pendant les auditions, espérant ainsi que le conjoint puisse récupérer l’enfant (sacrifice suggéré par les enquêteurs dans 44 % des cas), et 12 ont fait état d’un secouement léger lors d’une tentative de réanimation. Dans 47 % des cas, la personne a fini par croire, après l’interrogatoire, qu’un geste léger involontaire a causé le SBS.
C’est le cas de Benjamin (le prénom a été changé), entendu ainsi que son épouse cinq jours après l’enterrement de leur bébé, décédé à 2 mois, après deux semaines de coma. « Dès le début, un policier m’a dit : “Les résultats de l’autopsie sont accablants. L’un de vous deux l’a tué, vous ne sortirez pas d’ici avant que je sache qui” », se rappelle-t-il. Il a d’abord été accusé d’avoir violenté son bébé, ce qu’il a nié. Mais ce qui a fait basculer ce jeune père sans aucun antécédent, c’est, dit-il, l’histoire racontée par un enquêteur entre deux auditions d’une mère de grande taille ayant accidentellement causé le SBS sur son bébé en le soulevant rapidement de son tapis d’éveil. « Après ça, je me suis demandé si je n’avais pas également pris mon fils dans mes bras un peu trop vivement à un moment donné. » Ce n’est que plus tard, en se documentant sur le SBS, que Benjamin a réalisé que ce geste n’avait pas pu causer les lésions de son fils. « Ce que j’ai dit n’est pas un aveu, mais je pense que c’en est un pour la police et la justice », estime ce père, dont le dossier relève des assises. Et d’insister : « On ne peut pas comprendre ces déclarations sans les recontextualiser. Le manque de sommeil, l’environnement d’une garde à vue sont source d’angoisse terrible, surtout pour quelqu’un qui lui aussi cherche des explications à la mort de son enfant. »
Modalités de l’interrogatoire
Dans un « guide pratique de l’expertise judiciaire » consacré au SBS, la brigade de protection des mineurs (BPM) de Paris indique qu’elle traite annuellement une douzaine de dossiers, et précise que dans son expérience, 85 % à 90 % d’entre eux sont résolus : 75 % avec obtention d’aveux, le reste grâce aux expertises. Sollicitée par Le Monde sur la question des faux aveux, la BPM indique qu’il n’y en a pas, mais évoque des aveux partiels, correspondant à des secouements légers involontaires (tentative de réanimation, etc.).
« S’interroger sur un geste un peu vif, par exemple pour prendre un enfant du berceau, ce n’est pas un aveu, c’est une conséquence des modalités de l’interrogatoire où on joue sur la bonne foi d’innocents et le questionnement naturel de parents angoissés par l’état de santé de leur enfant », rétorque Me Etrillard. Selon lui, dans la majorité des cas, les policiers sont eux-mêmes convaincus que des petits gestes suffisent à entraîner un SBS, par méconnaissance. « Mais c’est préjudiciable car dans ces affaires, où il n’y a généralement pas de témoins, les déclarations en garde à vue ont un poids important », insiste-t-il.
Dans ce cadre particulier des bébés secoués, la littérature scientifique consacrée aux aveux est peu exploitable, déplore le chercheur Cyrille Rossant, auteur d’un chapitre sur la fiabilité scientifique des aveux de secouements dans un ouvrage collectif (Le syndrome du bébé secoué, Sauramps Medical, 2020). « Il est absurde de considérer les aveux comme une variable binaire, comme c’est fait dans de nombreux articles sur le sujet, estime-t-il. C’est occulter toute une palette de nuances dans les déclarations des personnes accusées de secouement, qui correspondent à mille réalités différentes dont, finalement, sans doute, très peu concernent de réelles violences volontaires. Les statistiques qui découlent de cette variable sans définition claire n’ont pas d’intérêt, ni de valeur scientifique. »