Nous relayons un article paru dans Le Parisien le 11 août 2021 sur un couple faisant face à un faux diagnostic de bébé secoué. Le Pr Bernard Echenne, neuropédiatre, est également interviewé. Il s'alarme du grand nombre d'erreurs diagnostiques et judiciaires faites en France depuis 20 ans.
Bébé secoué : l’interminable combat d’un couple pour faire reconnaître son innocence
Par Florian Loisy
Le Parisien
Le 11 août 2021
ROSNY-SOUS-BOIS. Les parents de Mohamed se sont vu retirer la garde de leur fils pendant quatre mois en 2018. L’hôpital Necker avait effectué un signalement pensant que le bébé avait été secoué, alors qu’il était atteint d’hydrocéphalie externe. Le couple est toujours mis en examen trois ans plus tard.
Ils ne reparlent jamais de ces moments. « Quatre mois et 22 jours sans mon fils », murmure Majid avec une émotion contenue. À côté de lui, Asmaé, sa femme, ne peut retenir ses larmes. Ce couple de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), suspecté d’avoir secoué leur enfant, a fait l’objet d’un signalement en janvier 2018 par l’hôpital Necker (Paris, XVe). Les parents sont entendus par la police et Mohamed, 4 mois et encore allaité, leur est retiré. « On n’a pas compris ce qui nous arrivait », soufflent-ils. Ils parviendront à récupérer leur fils sur décision de la cour d’appel de Paris qui pointe les nombreuses incohérences de l’hôpital Necker. Pourtant, Majid et sa femme restent toujours mis en examen trois ans plus tard pour « violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours » sur leur nourrisson et se battent en espérant être enfin blanchis.
Tout commence en 2017 pour ce couple qui essayait d’avoir un enfant depuis plus de deux ans. Trois tests de grossesse consécutifs sont utilisés pour s’assurer qu’Asmaé est bien enceinte. « C’était notre rêve qui devenait réalité », s’émeut encore Majid. Mohamed naît le 24 septembre. C’est un « tout petit bébé » de 2,6 kg. En raison de son poids, Asmaé et son nouveau-né sont suivis quasi quotidiennement à la PMI de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis).
En novembre, le couple, tout comme les proches, s’étonnent de son « front large ». « Il pouvait à peine bouger sa tête quand il était allongé car elle était trop lourde, on l’a fait remarquer au pédiatre qui nous a dit que c’était normal, souvent héréditaire et que ça allait se résorber », relate la mère de famille. Le périmètre crânien continue de croître très rapidement jusqu’en janvier, au point d’atteindre celui d’un enfant de presque trois fois son âge. Lors de la visite de contrôle, les parents veulent être rassurés et demandent un scanner. Une radio leur est prescrite.
« Il pleurait tellement sans nous qu’il n’avait plus de voix »
Asmaé et son bambin se rendent à l’hôpital Robert-Debré, à Paris (XIXe) le 25 janvier, pour cette imagerie qui révèle « du liquide dans la tête ». « On nous a dit que cela pouvait être une hydrocéphalie mais qu’il fallait d’autres examens », se rappelle la mère de famille. Mohamed est surveillé toute la nuit puis transféré vers l’hôpital Necker afin qu’une IRM soit réalisée. « À son arrivée à Necker, il est conduit au bloc opératoire pour drainer le liquide et lui poser une valve, reprend Asmaé. J’étais inquiète. » C’est à ce moment-là qu’un signalement est effectué pour suspicion de bébé secoué « avec présence d’hématome sous-dural et suspicion de fracture au niveau du crâne », selon le rapport. Une semaine plus tard, les parents sont entendus en audition libre.
« Je n’avais pas du tout compris qu’on allait me prendre mon enfant, je voulais juste passer la journée auprès de lui en soins, souffle Asmaé. Quand on m’a dit que je ne pourrai pas le voir, je me suis évanouie. Je n’avais même pas pu lui dire au revoir… » Pendant quinze jours, la maman ne parvient plus à prononcer un mot.
Les visites à la pouponnière sont compliquées à mettre en place. Après un mois, le couple a enfin le droit, en présence d’un tiers, de revoir Mohamed deux fois par semaine, durant une heure. « Il pleurait tellement sans nous qu’il n’avait plus de voix quand on l’a retrouvé, se souvient Majid. Ils nous ont dit qu’ils étaient contraints de lui donner du Doliprane pour qu’il se calme chaque soir. » Des souvenirs qui coupent les jambes d’Asmaé : « Parfois, faute de personnel, les visites étaient annulées quelques heures avant d’y aller. »
En parallèle, la procédure judiciaire suit son cours et le 18 avril, les parents sont placés en garde à vue. « Je pensais au contraire qu’on m’appelait pour me rendre mon enfant car les comptes rendus médicaux qu’on avait fournis allaient dans notre sens », appuie Asmaé. Pour préparer ces retrouvailles, elle enfile une jolie robe, file au commissariat… où elle se retrouve en fait en cellule durant vingt-quatre heures.
Devant ce qu’ils vivent comme un « acharnement du tribunal de Bobigny et de l’hôpital Necker », les parents de Mohamed contestent ce placement et voient enfin l’horizon s’éclaircir le 20 juillet 2018, six mois après le début de leur cauchemar. Ce jour-là, la cour d’appel de Paris ordonne qu’on leur rende leur enfant. Les magistrats indiquent s’appuyer sur « les comptes rendus d’hospitalisation » après la pose de la valve et du drainage, constatant « l’absence totale de lésion osseuse », contrairement à ce que dénonçait le signalement. Même l’aide sociale à l’enfance (ASE) du 93 abonde et demande que Mohamed retrouve sa famille en raison « des discordances des éléments médicaux à l’origine de ce placement et la qualité des liens parents-enfant. »
« On attend le non-lieu pour attaquer les institutions médicales et judiciaires »
« À l’hôpital Necker, ils n’ont même pas analysé le liquide qu’ils ont drainé », regrette Me Manuel Abitbol, l’avocat du couple. « Et heureusement que juste après l’opération à Necker, j’ai bien lu et fait corriger leur compte rendu, appuie Asmaé. Je ne sais pas pourquoi, mais ils avaient mis que Mohamed était arrivé pris de crise de vomissements. Ils ont reconnu que c’était faux et ont rectifié le document. » Le « bon état de forme » de Mohamed avait aussi été attesté par l’hôpital Robert-Debré, et même la pédiatre de la PMI.
« Quand on a récupéré Mohamed, la nuit on ne voulait pas s’endormir, juste continuer à le regarder », sourit Majid, qui a « toujours peur qu’on nous le reprenne ». « Et lui, on sent son traumatisme, confie-t-il. Il ne nous quitte jamais des yeux. C’est impossible de jouer à cache-cache comme nous le faisons par exemple avec ses deux petits frères. » Trois ans après, le bras de fer judiciaire est loin d’être terminé pour le couple, toujours mis en examen. « On attend le non-lieu pour attaquer les institutions médicales et judiciaires, cela a détruit mes clients », accuse Me Abitbol. Dans la procédure, un expert, le troisième nommé par la juge d’instruction du tribunal de Bobigny, Jean-Claude Mselati, extérieur à Necker, a « contesté formellement l’existence d’épisodes de secouements volontaires, violents et répétés ». Mais estimant qu’il avait « outrepassé sa mission en se prononçant sur les origines des lésions en plus des conséquences » qu’on lui demandait, la magistrate a demandé la nullité de cet avis. « Mais au contraire, dans les missions que l’on a confiées à l’expert, on lui demandait de faire toutes les observations utiles à la manifestation de la vérité », tonne Me Abitbol.
De leur côté, Asmaé et Majid ont dépensé toutes leurs économies dans cette procédure. « On n’a pas pu s’acheter notre maison comme prévu, ni monter notre entreprise, soupirent les deux parents. Mais le pire, c’est psychologiquement. À l’école de nos enfants, on nous regarde de travers. »
Le parquet de Bobigny comme l’hôpital Necker, que nous avons contactés, rappellent que « cette information judiciaire est toujours en cours et couverte par le secret de l’instruction ». La Haute autorité de santé souligne pour sa part que « les maladies rares existent, mais faut-il encore pouvoir les diagnostiquer. Comme c’est compliqué de le faire aux urgences et que cela nécessite des investigations supplémentaires, il est important de faire un signalement dans le souci de protection de l’enfant. C’est terrible pour les parents, mais peut-on faire autrement ? »
Interview du Pr Bernard Echenne, ancien chef du service de neuropédiatrie du CHU de Montpellier
Il a écrit un livre sur le bébé secoué, dirigé trois thèses, et fait figure de sommité sur la question. Élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur après avoir longtemps été chef du service de neuropédiatrie du CHU de Montpellier, le Professeur Bernard Échenne s’oppose à la méthodologie de diagnostic de la Haute autorité de santé qui « manquerait de fiabilité », selon lui. Des consignes toujours en vigueur, et qui ont même été confirmées début juillet par le conseil d’Etat, malgré les recours entamés par des associations et des familles.
Lorsque vous examinez les différents éléments du dossier concernant Mohamed, quelles sont vos conclusions ?
Déjà, il n’y a pas de fracture. Notamment au niveau cervical, ce qui serait un élément permettant de penser qu’il s’agit d’un bébé secoué. Selon moi, ce qui a été diagnostiqué comme des hématomes ne sont que des micros hémorragies, logiques en cas d’hydrocéphalie externe : la pathologie dont il est atteint, puisque l’on voit une croissance anormalement régulière de son crâne. C’est une pathologie qui entraîne une dilatation des espaces autour du cerveau. Dedans circule un liquide composé de sang. On peut donc saigner spontanément. J’ai vu des centaines de cas comme celui-là, sans qu’on retire l’enfant à ses parents. Cela se résorbe vers 8 ou 10 mois.
Il n’a donc pas été secoué ?
Pas du tout. Pour moi, Mohamed n’est pas un bébé secoué. C’est même le cas caricatural de l’erreur de diagnostic. Mais ce genre de signalement vient du fait que de nombreuses personnes dans les services d’urgence ne sont pas des spécialistes du développement cérébral du nourrisson, même à Necker. Et cela fait vingt ans qu’on envoie des gens en prison alors qu’ils n’ont pas secoué leur enfant.
Comment cette erreur de diagnostic est-elle possible ?
La Haute autorité de santé a confié la rédaction de ses recommandations en la matière à des médecins qui n’ont jamais fait de neurologie pédiatrique. Et il est grand temps que ces consignes soient abrogées car la justice s’en sert comme d’un texte de loi et c’est dramatique. On voit un épanchement, boum, on fait un signalement. De nombreux pays ont d’ailleurs déjà fait machine arrière depuis des années dans ce domaine. On ne raisonne qu’en fonction des accidents ou des sévices, sans regarder les antécédents médicaux ou d’autres éléments tels que des bleus, des fractures. C’est effarant. Mohamed par exemple, avait déjà une macrocéphalie observée depuis plusieurs mois et n’était pas léthargique ou en pleurs. Il n’y avait aucune raison de conclure à un secouement.
L’hôpital Necker fait pourtant figure de référence sur la médecine pédiatrique.
Référence parisienne éventuellement, oui. Mais leur courant de pensée a trente ans de retard. Le problème ensuite, c’est qu’on entre dans des jeux de pouvoirs. Beaucoup pensent comme moi, mais la plupart des experts ne veulent pas s’opposer ouvertement à Necker car ils y sont passés, y ont des amis ou espèrent y travailler prochainement. Sur un CV dans la neurochirurgie, le tampon Necker est indispensable pour être bien considéré.
La Haute autorité de santé avance le principe de précaution à prendre, pour protéger le nourrisson, avant d’analyser plus finement la situation
Mais c’est un massacre, on va beaucoup trop loin, dans beaucoup trop de cas. On sépare des familles. On condamne des innocents. Les médecins font ces signalements pour se couvrir et laissent ensuite faire la justice qui, elle, n’est pas experte en la matière. Mais ces médecins ne se rendent pas compte des dégâts qu’ils causent. Un jour ce scandale éclatera et cela sera aussi retentissant que le Médiator. Il y aura tellement de cas d’erreurs judiciaires à réanalyser… Certains confrères ne disent rien parce que cela mettrait fin à de nombreuses carrières dans la médecine. Il va falloir attendre que quelques spécialistes prennent leur retraite pour que l’on puisse ouvrir le dossier des erreurs de diagnostic dans le syndrome du bébé secoué.