Leon Festinger (1919-1989) était un sociologue américain du vingtième siècle. En 1956, il a publié avec deux autres chercheurs un livre, L'Échec d'une prophétie (When Prophecy Fails). Ce classique de la psychologie sociale analyse la manière dont un groupe d'individus, réunis par la même croyance, réagit lorsque leur croyance s'effondre.
Apocalypse et soucoupe volante
En l'occurrence, les auteurs de L'Échec d'une prophétie se sont intéressés à un groupe de croyants réunis autour de Dorothy Martin. Cette mère de famille de Chicago disait recevoir des messages de la part d'extraterrestres : une inondation apocalyptique surviendrait le 21 décembre 1954 et engloutirait la Terre entière. Seuls les croyants les plus fervents seraient sauvés par une soucoupe volante. Un groupe de croyants s'est donc constituée autour de Dorothy Martin, quittant leurs emplois, familles, possessions, argent, pour être sauvés de l'Apocalypse.
Les sociologues se demandaient comment se comporterait le groupe de croyants après le 21 décembre 1954 lorsqu'ils constateraient qu'aucune inondation apocalyptique n'était survenue. Allaient-ils abandonner leur croyance, la prophétie ne s'étant pas réalisée, ou allaient-ils au contraire y croire d'autant plus ? Les sociologues se sont donc infiltrés dans ce groupe pour mieux étudier le comportement de ses membres.
D'après les écrits des extraterrestres, une soucoupe volante devait arriver le 20 décembre à minuit pour sauver les membres du groupe, réunis auprès de Martin. Le groupe a donc attendu l'arrivée de la soucoupe volante au domicile de la mère de famille. À l'heure dite, aucune soucoupe volante n'est arrivée. Les fidèles se sont dit qu'elle était en retard. Alors que les minutes, les heures passaient, aucune soucoupe volante n'était en vue. Le groupe a attendu en silence, plus inquiets que jamais. Certains ont éclaté en sanglots.
Dans la nuit, Martin a finalement reçu un nouveau message des extraterrestres. Dieu avait décidé d'épargner la planète : en restant assis toute la nuit à prier, le groupe avait répandu tant de lumière que le monde avait été sauvé. Suite à cela, les croyants se sont organisés pour prêcher au maximum la bonne parole, et expliquer comment leur groupe avait sauvé la planète par leur seule foi. Cela prouvait bien qu'ils avaient raison depuis le départ.
Dissonance cognitive
Le propos du livre est résumé dans les premiers paragraphes :
L'homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. Nous savons tous d'expérience ce qu'il y a de dérisoire à essayer de changer une conviction forte, surtout si l'adepte a engagé une partie de sa vie sur son expérience. Nous connaissons bien les défenses multiples et ingénieuses que les gens utilisent pour protéger leurs convictions et savons comment ils s'arrangent pour les maintenir intactes à travers les assauts les plus dévastateurs.
Mais l'ingéniosité de l'homme ne se borne pas à défendre sa foi. Supposons qu'un individu croie de tout cœur à quelque chose. Supposons aussi qu'il s'est engagé et a commis au nom de cette conviction des actes irréversibles. Supposons enfin qu'on lui fournisse la preuve incontestable et sans équivoque du caractère erroné de sa croyance. Que se passera-t-il bien souvent ? Non seulement l'individu ne sera pas ébranlé mais il en sortira plus convaincu que jamais de la « vérité » de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu'à montrer une ardeur nouvelle à convaincre et à convertir des profanes.
Ce livre a ainsi mis en lumière le phénomène de dissonance cognitive. Lorsque des croyances profondément ancrées chez un groupe de personnes sont contredites par les faits, elles ont tendance non pas à revenir sur leurs croyances (ce qui serait un effort trop difficile psychologiquement) mais à ignorer les faits, ou à tenter de les expliquer de manière alambiquée pour que les croyances ne soient pas remises en question, ou à tout faire pour propager encore plus cette croyance autour d'eux. L'idée sous-jacente est qu'une croyance doit être d'autant plus vraie s'il y a un grand nombre de personnes qui y croient.
Les auteurs énoncent plusieurs conditions pour reproduire ce phénomène de dissonance cognitive :
- La conviction doit être profonde.
- Des actes irrémédiables doivent avoir été commis au nom de leur croyance. Plus ces actes sont nombreux et graves de conséquences, plus l'individu est engagé dans sa foi.
- La croyance doit être assez précise et ancrée dans le réel pour être réfutable.
- Les faits doivent contredire totalement la croyance.
- L'individu doit faire partie d'un groupe de fidèles se soutenant mutuellement. Ils se lancent dans le prosélytisme et tentent de convaincre les profanes de la validité de leur croyance.
Sources :