Des auteurs français, dont deux experts judiciaires, ont publié dans la revue médicale Pediatrics un article intitulé Abusive Head Trauma in Day Care Centers. Sur une cohorte de 323 enfants diagnostiqués comme ayant été victimes du "syndrome du bébé secoué" (aussi appelé traumatisme crânien intentionnel) par ces experts durant une période de 18 ans, les auteurs ont trouvé que le secouement avait eu lieu au domicile dans 98.5% des cas, et dans un seul cas dans une crèche, à un moment où la personne accusée était seule avec l'enfant pendant quelques minutes. Les auteurs suggèrent que ces chiffres montrent que tous ces cas correspondent réellement à des violences et non pas à des diagnostics différentiels (chutes, maladies) qui auraient été pris à tort pour des secouements. Sinon, pourquoi ces diagnostics différentiels ne se produiraient pas en présence de témoins ou dans une crèche ? Une mathématicienne et un chercheur ont publié sur le site de commentaires post-publication PubPeer un long commentaire critique montrant que les chiffres obtenus ne permettent pas de parvenir à cette conclusion. Nous proposons ici une traduction de ce commentaire.
Nous avons lu avec beaucoup d'intérêt cette étude concernant la survenue du traumatisme crânien intentionnel (TCI) dans les crèches. Les auteurs ont constaté que, parmi les 323 cas de TCI recensés sur une période de 18 ans en France, seul un cas s'est produit dans une crèche, et que 98,5 % de l'ensemble des cas se sont produits dans un domicile privé. Selon les auteurs, ces chiffres impliquent que la maltraitance est rare dans les crèches, ce qui est certainement vrai, mais aussi que tous ces cas étaient réellement dus à des violences (ne se produisant que lorsque la personne accusée est seule avec le bébé), et non à des maladies non reconnues ou à des chutes accidentelles qui auraient provoqué les mêmes signes médicaux. Leur raisonnement est que les chutes ou maladies devraient se produire aussi souvent dans les crèches collectives qu'au domicile.
En tant que lecteurs ayant une expérience des statistiques biomédicales, nous souhaitons souligner que des informations importantes n'ont pas été prises en compte, ce qui peut introduire un biais et donc remettre en question cette conclusion.
Le premier problème est qu'il manque des données cruciales. Combien d'enfants ont présenté les signes associés au TCI (hémorragies intracrâniennes, thrombose des veines ponts, hémorragies rétiniennes) mais n'ont pas été inclus dans la population étudiée ? Dans le système français, il y a trois étapes lors desquelles ces cas peuvent être exclus. Tout d'abord, l'équipe médicale peut décider de ne pas signaler un cas pour maltraitance après avoir pris en considération tout le contexte environnant. Dans un deuxième temps, une fois un cas signalé à la police, le juge ou le procureur peut décider de classer l'affaire. Enfin, si le dossier n'est pas classé, il se retrouve sur le bureau d'experts judiciaires comme le sont les auteurs de l'article, qui doivent alors "confirmer le diagnostic", ce qui suggère que même à ce niveau, certains cas peuvent encore être exclus. Aucune information n'est donnée sur les éventuels cas exclus.
En effet, nous commençons par noter que l'appellation "traumatisme crânien intentionnel" pour désigner un ensemble de constatations médicales peut prêter à confusion puisque la discussion ci-dessus indique clairement qu'il existe des cas d'enfants présentant ces signes chez qui ces derniers ont été provoqués par des causes autres que des violences. La cohorte initiale des auteurs comprend 406 cas sur une période de 18 ans, ce qui représente moins de 10% de tous les cas de TCI sur cette période en France (estimation de 200-400 cas par an). On ne sait pas exactement combien des 90 % restants ont été traités par les quelques autres experts français expérimentés en matière de TCI, et combien ont été exclus parce que le diagnostic de TCI n'a pas été confirmé. Dans cette lettre, nous prendrons soin d'utiliser le terme "signes associés au TCI" pour distinguer les cas qui ont été exclus de l'étude à l'une des trois étapes décrites ci-dessus, de ceux sélectionnés par les auteurs comme des cas de "véritable TCI".
En l'absence d'informations sur ces cas de signes associés au TCI qui n'ont pas été considérés comme de véritables TCI et ont donc été exclus de la présente étude, il reste tout à fait possible que le choix des cas à inclure ait été guidé par un critère invisible (variable confondante) qui peut modifier de manière significative les conclusions qui peuvent être tirées des observations de l'étude.
Il semble que la variable confondante la plus importante soit le nombre de témoins qui ont vu ce qui est arrivé à l'enfant. Les auteurs font remarquer que le seul cas figurant dans leurs dossiers de TCI dans une crèche s'est produit lorsqu'un enfant a été brièvement laissé seul avec une puéricultrice. Cette phrase semble indiquer que lorsque des événements accidentels se sont produits en présence de plusieurs témoins, les cas n'ont pas été inclus dans l'étude, car un nombre suffisant de témoins constitue la preuve qu'il n'y a pas eu de maltraitance. Cependant, le fait qu'il y ait presque toujours de nombreux témoins de tout ce qui se passe dans une crèche empêche alors automatiquement d'inclure presque tous les cas d'enfants en crèche dans la présente étude. Pour éviter cette erreur logique, tous les enfants qui sont arrivés à l'hôpital avec des constatations de TCI auraient dû être inclus dans l'étude, et pas seulement ceux qui ont été sélectionnés comme de véritables cas de maltraitance. Les auteurs prennent soin de souligner que l'environnement de l'enfant n'était pas un critère d'inclusion dans l'étude, mais ils omettent de noter que le nombre de témoins a presque certainement constitué un critère d'exclusion des cas (peut-être avant même que les auteurs ne puissent voir les dossiers médicaux), ce qui revient pratiquement au même.
Une deuxième variable confondante non prise en compte par les auteurs est le temps passé par les bébés dans les crèches par opposition au temps passé au domicile. Les auteurs posent une question : "Si des maladies non reconnues ou des chutes bénignes étaient la cause de tels signes, pourquoi surviendraient-elles presque toujours dans des domiciles privés ?" La réponse toute simple à cette question est la suivante : parce que le nombre d'heures passées par les bébés en France dans les crèches collectives ne représente qu'une très petite partie de toutes les heures passées par les bébés. En fait, bien que les auteurs affirment que 19,5 % des bébés de moins de 3 ans fréquentent une crèche (ce qui n'est en fait pas 19,5 % mais 13 % selon leur propre référence), ce chiffre n'est pas très pertinent car la grande majorité de ces enfants ont dépassé l'âge où se produit généralement le TCI.
Considérons la cohorte des enfants âgés de 3 à 9 mois, dans laquelle le TCI survient le plus souvent. Il y a environ 392 000 bébés dans cette tranche d'âge en France à tout instant, et au lieu des 19,5% donnés par les auteurs pour les enfants de moins de 3 ans, seuls 8% environ de ce groupe plus jeune fréquente les crèches [INED 2014]. De plus, même ces 8 % de bébés ne passent qu'un maximum de 40 heures par semaine pendant environ 40 semaines par an dans les crèches. Ainsi, alors que chaque année compte environ 3,4 milliards d'heures-bébés, seules 50 millions de ces heures (au maximum) sont passées dans des crèches collectives. Cela montre que les heures passées dans les crèches collectives représentent environ 1,4 % de toutes les heures passées par les bébés en France.
Au vu de ces chiffres, nous constatons que même si la plupart des cas de TCI dans l'étude étaient causés par des maladies non reconnues ou des chutes de faible hauteur, nous nous attendrions alors à ce que seulement environ 1,4 % des cas de TCI proviennent des crèches. Par conséquent, dans une cohorte de 323 cas, le nombre attendu de cas survenant dans une crèche serait de 4,5. En d'autres termes, si pas plus de 3 cas sur une période de 18 ans de cas de TCI provenant de crèches ayant été exclus de l'étude (probablement en raison de la présence de témoins) s'étaient produit sans témoins et avaient été acceptés comme de véritables cas de TCI, le nombre de cas de crèches correspondrait alors à la valeur attendue et invaliderait donc la remarque des auteurs. Étant donné que jusqu'à 33% des cas de TCI peuvent potentiellement aboutir à un non-lieu [Mireau 2005], l'absence de 3 cas supplémentaires sur une période de 18 ans ne justifie certainement pas que les auteurs remettent en question l'idée que des maladies non reconnues ou des chutes de faible hauteur peuvent entraîner des TCI qui, en l'absence de témoins, peuvent être considérées comme de véritables cas de TCI. En fait, plutôt que de conclure à partir de ce taux de 1 cas sur 323 au lieu des 4 ou 5 prévus que les chutes de faible hauteur ne peuvent pas causer de cas de TCI, on pourrait tout aussi bien conclure que la différence pourrait être due au fait que des chutes dangereuses se produisent moins souvent dans les crèches en raison d'un personnel mieux formé.
Pour formuler le même argument de manière probabiliste, on peut se demander si le fait d'avoir observé un seul cas en crèche sur une cohorte de 323 enfants au lieu des 4,5 attendus est une aberration qui montre que les enfants sont beaucoup plus à risque à la maison qu'en crèche, comme l'affirment les auteurs, ou simplement une fluctuation statistique standard dont on ne peut tirer aucune conclusion de ce type. La manière classique de répondre à cette question est de calculer la p-valeur, qui est la probabilité qu'au maximum 1 cas sur 323 se produise dans les crèches. La p-valeur s'avère être de 6%, ce qui est supérieur au seuil habituel de 5% en dessous duquel les variations statistiques sont considérées comme significatives.
Les arguments que nous présentons ici ne peuvent et ne doivent pas être utilisés pour justifier la croyance que les véritables cas de TCI ne se produisent pas, que tous les cas de TCI sont réellement dus à des maladies ou à des chutes, ou que les proportions de cas de véritables de maltraitance qui ont lieu dans les garderies et au domicile sont égales. Aucune de ces affirmations n'est vraie, et nous souhaitons nous assurer spécifiquement que notre commentaire n'est pas pris de cette manière.
Le point essentiel que nous avons fait valoir avec les arguments et les calculs ci-dessus est que les chiffres observés par les auteurs ne justifient absolument pas leur conclusion selon laquelle le petit nombre de cas dans les crèches indique que des maladies non reconnues ou des chutes de faible hauteur ne peuvent pas causer les signes associés au TCI.
Leila Schneps, PhD
Cyrille Rossant, PhD
Sources :
- Abusive Head Trauma in Day Care Centers, Pediatrics, Rey-Salmon et al. 2020
- PubPeer comment, Schneps and Rossant, 2020