Nous proposons une traduction d'une interview de Kate Judson, présidente du Centre pour l'intégrité dans les sciences judiciaires (Wisconsin, États-Unis), publiée le 20 octobre dans un quotidien local.
Interview : Kate Judson veut rendre la science médico-légale plus scientifique
Interview réalisée par Erik Lorenzsonn, 20 octobre 2019. Madison.com
Kate Judson sait depuis longtemps que la science et la justice pénale sont souvent en désaccord.
Après avoir travaillé comme défenseur public au Nouveau-Mexique, l'avocate a passé sept ans au sein de l'Innocence Network (réseau Innocence) à travailler sur des affaires de bébés secoués. Pendant des années, le diagnostic avait été utilisé dans des poursuites pour maltraitance, mais les recherches de Judson ont permis de montrer que ces accusations étaient infondées du fait de l'invalidité des diagnostics.
Judson est à présent directrice exécutive du Center for Integrity in Forensic Sciences, un nouvel organisme à but non lucratif co-fondé par l'ancien directeur du Wisconsin Innocence Project, Keith Findley, ainsi que les avocats Dean Strang et Jerome Buting, connus pour leur défense de Steven Avery dans la série Netflix Making a Murderer. Judson informe maintenant les avocats, les tribunaux et le public sur les raisons qui font que la « science » médico-légale n'est pas si scientifique que cela, qu'il s'agisse des fondements fragiles de la science des morsures ou des incohérences et des erreurs des analyses d'empreintes digitales et de cheveux.
Pourriez-vous m'en dire plus sur les problèmes de police scientifique auxquels le centre veut s'attaquer ? Il semble qu'ils soient nombreux.
Récemment, il y a environ deux semaines je crois, les États-Unis ont obtenu leur 2 500-ème exonération depuis 1989… Et sur toutes ces personnes innocentées, environ un quart avaient été victimes d'une expertise médico-légale invalide qui avait joué un rôle dans leur procès. Nous savons donc que c'est un problème grave.
La question a été examinée par d’autres manières. En 2009, les Académies Nationales Américaines des Sciences ont rédigé un rapport assez complet, dans lequel elles ont entendu de nombreux témoignages sur la science médico-légale, sur la validité de ses fondements, et sur sa validité telle qu’elle est appliquée. Quelles ont été les conclusions, comment les analystes, la police scientifique, et les médecins légistes l'utilisent, et ses bases scientifiques sont-elles solides ?
Ce qu’ils ont découvert, c’est que la science médico-légale n'a pas vraiment de bases scientifiques solides. Ces disciplines ont été développées au sein des agences de police et des forces de l'ordre dans le but de résoudre des crimes. Elles sont sujettes à tous les préjugés et erreurs auxquels vous pourriez vous attendre dans ces conditions.
Même les personnes bien intentionnées font des erreurs. Dans notre travail, nous ne cherchons pas à déterminer qui est bien intentionné et qui ne l'est pas. Nous cherchons à faire réaliser aux gens les préjugés, processus cérébraux, et biais cognitifs que nous avons tous de par notre nature humaine.
Vous avez mentionné certaines propositions de changement au sein de la communauté des sciences judiciaires. Quelle est la portée de cet appel ?
Je ne sais pas. C'est une question très large — vous pouvez parler à 100 analystes, et certains penseraient que certaines réformes sont nécessaires mais pas d'autres. Au sein de la communauté dans son ensemble, on sait maintenant qu'il y a eu des erreurs historiques et que certaines choses doivent être réformées.
Je ne sais pas comment vous pourriez ignorer le rapport de 2009. Bien sûr, des gens l'ont critiqué, mais il s'agit de conclusions concertées faites par des personnes hautement compétentes et objectives.
Il y a sûrement des gens qui persistent dans leur croyance malgré toutes les preuves de leur erreur. Y a-t-il eu des réticences à la réforme ?
Oui, absolument. Nous le voyons souvent dans tous les types de cas. Vous voyez parfois l'argument selon lequel si nous rendions la science médico-légale plus juste et plus exacte, et si nous reconnaissions les erreurs que nous avions commises dans le passé, nous serions en quelque sorte en train de desservir les victimes d'actes criminels. D'une manière ou d'une autre, nous laisserions les criminels en liberté, ce qui nuirait aux communautés et aux victimes, simplement car nous demandons plus de responsabilité et plus de fiabilité dans les processus.
Ce que je voudrais que plus de gens reconnaissent, c'est que les victimes d'un crime subissent un préjudice en cas de condamnation injustifiée. Cela n'aide personne lorsque qu'un innocent va en prison pour un crime qu'il n'a pas commis. Cela n'aide absolument personne. Et en fait, lorsque vous parlez à ceux qui sont devenus des fervents défenseurs du système judiciaire après avoir été victimes d'un crime, ils vous disent qu'ils se sentent ignorés par le système judiciaire. Ils ne se sentent pas pris en compte, ils se sentent mis à l'écart et vivent avec une culpabilité énorme. Et il n'y a personne pour les aider à traverser cela.
Je ne veux en aucun cas laisser entendre que l'intérêt des victimes ne devrait pas passer en premier, mais cette idée selon laquelle il faudrait faire un choix entre empêcher les erreurs judiciaire et protéger les victimes, c'est une idée fausse.
Alors, que fait spécifiquement le Centre pour l'intégrité dans les sciences judiciaires ?
Nous étudions des affaires. Nous travaillons avec les bureaux du ministère public et de la défense pour déterminer l'état d'avancement de la littérature scientifique. C'est une grande partie de notre travail : essayer d'éduquer les gens sur ce que la science peut apporter. Nous rédigeons également des mémoires d'amicus à la demande d'une partie pour informer les tribunaux sur ces questions épineuses.
Nous pourrions travailler en étroite collaboration avec des avocats pour tenter de soutenir une demande de révision de condamnation, en essayant de les aider à montrer au tribunal que leur client est innocent grâce à des faits nouveaux ou à des progrès scientifiques.
C'est alors essentiellement du travail au cas par cas ?
Oui, mais je pense qu'une partie du travail d'amicus que nous faisons est plus général. Nous pouvons déposer un mémoire dans une affaire donnée, mais nous essayons d'enseigner à la Cour qu'il y a de nombreuses autres affaires similaires.
Je pense que ce que le Centre peut apporter dans toutes sortes d’affaires, c'est de tenter d'aider de manière plus générale et systémique, plutôt qu'au cas par cas, pour que des sciences plus robustes soient utilisées dans les affaires criminelles. C'est essentiel pour parvenir à un système plus juste.
Etes-vous optimiste sur le fait qu'un changement systémique est possible avec les sciences médico-légales ?
Je suis optimiste. Je pense que si vous m'aviez posé la question il y a longtemps, même au début de ma carrière d'avocat, j'aurais dit que c'était une demande impossible. J'aurais dit que trop peu de gens auraient soutenu cette démarche. Mais je pense que beaucoup de choses ont changé.
Il y a eu une prise de conscience générale sur le grand nombre d'erreurs judiciaires qui se produisent régulièrement. Je pense que les histoires criminelles, les documentaires, les podcasts, les reportages, ont contribué à informer les gens que notre système présente des défauts.
Jérôme Buting et Dean Strang sont devenus des célébrités mineures grâce à « Making a Murderer ».
Absolument. Et ça a été vraiment utile. Les gens commencent tout juste à comprendre de plus en plus que ces erreurs se produisent. Lorsque ce type de travail a commencé, il était vraiment difficile pour les gens de comprendre qu’une analyse des empreintes digitales pouvait être invalide. Ou qu'une analyse de chaussures puisse être fausse. Ou que quelqu'un avoue un crime qu'il n'a pas commis. Ou qu'une victime qui aurait bien observé son agresseur puisse identifier par erreur la mauvaise personne.
C'était tellement difficile à croire pour les gens. Et quand bien même, ils pensaient que c'était extrêmement rare. Mais maintenant, je pense que beaucoup de gens ne pensent plus ainsi.
En outre, ce qui a été vraiment utile, c'est le fait que les analyses ADN aient pu montrer toutes les erreurs qui avaient eu lieu. Lorsque quelqu'un est innocenté grâce à une nouvelle analyse ADN, vous vous dites : « Mais alors, comment est-il possible que cette personne ait avoué ? » Ou bien, « Pourquoi l'analyse ADN est-elle négative alors qu'un analyste avait dit que la marque de morsure correspondait ? » En partant de l'erreur connue, nous pouvons commencer à identifier les facteurs qui y ont conduit. Et je pense que c'est incroyablement puissant.