Deux journalistes du réseau de télévision américain NBC et du quotidien texan Houston Chronicle ont enquêté pendant neuf mois sur le sujet qui concerne notre association : les diagnostics hâtifs de maltraitance effectués par le corps médical sur des nourrissons, et leurs conséquences désastreuses sur les enfants et leurs familles. Ils ont examiné plus de 40 cas et interviewé plus de 100 professionnels : avocats, médecins, assistantes sociales. Cette enquête est probablement la plus complète qui ait été conduite jusqu'à présent sur ce sujet. Leur conclusion concorde totalement avec notre expérience :
L'enquête révèle que certains médecins diagnostiquent la maltraitance avec un degré de certitude qui, pour leurs détracteurs, n'est pas appuyé par les données scientifiques.
Leur travail fera l'objet d'une série de quatre longs articles. Nous passons en revue ici le premier, qui a été publié le 19 septembre dernier.
Les médecins spécialisés en maltraitance infantile
L'article se focalise sur l'histoire du petit Tristan qui, à l'âge de 4 mois en 2016, a fait un malaise alors qu'il se trouvait avec ses parents. Ces derniers l'emmènent en urgence à l'hôpital, où un neurochirurgien découvre un minuscule hématome sous-dural. Pour lui, ce saignement a pu survenir pendant l'accouchement. Rien de grave, et l'enfant pourra rentrer rapidement chez lui.
Mais une autre médecin, Dr Rebecca Girardet, n'est pas du même avis. Ayant aussi découvert des hémorragies rétiniennes (saignements au fond des yeux), elle pense que Tristan a été secoué. Elle veut effectuer des examens complémentaires.
Pourquoi un tel avis divergent ? L'article donne quelques explications.
Ils ne le savaient pas à ce moment-là, mais le Dr Girardet n'est pas une pédiatre traditionnelle. Elle est une figure importante d'une spécialité assez réduite, mais en pleine croissance, de médecins qui pratiquent un mélange rare de médecine clinique et de médecine légale. Ces médecins se basent sur la radiologie, les interrogatoires, et leur propre expérience pour diagnostiquer non seulement les lésions d'un enfant, mais également l'origine première de ces lésions.
Sans que les parents qui les rencontrent ne le sachent, ces pédiatres, qui se trouvent aujourd'hui dans quasiment tous les principaux hôpitaux pour enfants du pays, travaillent en étroite collaboration avec les services sociaux et la police. Ils rédigent des rapports, des expertises médico-légales, et ils témoignent dans les tribunaux dans des milliers de cas chaque années. Ils aident à protéger un nombre incalculable d'enfants maltraités.
Mais dans leur zèle pour protéger les enfants, certains pédiatres spécialisés en maltraitance ont également mis en cause des parents qui clament de manière crédible leur innocence. D'après l'investigation conduite par NBC News et le Houston Chronicle, cela a conduit à des séparations traumatiques d'enfants avec leur famille, et à des poursuites pénales douteuses.
L'article souligne qu'il est impossible de connaître le nombre de diagnostics de maltraitance posés par les médecins, et la fréquence à laquelle ces diagnostics conduisent à des placements. Les enquêtes sociales sont en effet totalement confidentielles.
L'enquête des journalistes met en lumière un système médical et judiciaire qui a parfois bien du mal à faire la différence entre des lésions accidentelles et intentionnelles, surtout dans les cas où les enfants sont trop jeunes pour expliquer ce qui leur est arrivé. Les médecins qui ont la volonté de protéger les plus vulnérables affirment parfois la fiabilité totale de leurs opinions, en utilisant des termes tels que « 100% » et « certain » pour décrire des conclusions qui ne peuvent généralement pas être prouvées avec une certitude absolue. Les services sociaux, débordés et non formés à des problématiques médicales complexes, ne savent pas toujours comment procéder lorsque le principal élément contre un parent vient d'un rapport médical.
Pour une assistante sociale, les services sociaux « arrêtent toutes les recherches dès qu'ils obtiennent l'avis d'un médecin. »
Le passage en revue de dizaines de dossiers par les journalistes révèle plusieurs cas où des pédiatres spécialisés en maltraitance présentent leurs conclusions avec une certitude absolue, tandis qu'ils semblent parfois s'éloigner de leur rôle d'experts médicaux.
L'article mentionne ainsi un cas où un médecin s'est permis de dire au juge, durant une audience : « Cet enfant ne devrait pas rentrer chez ses parents. Je ne leur fais pas confiance. » Un autre a dit au tribunal qu'il s'opposait à ce qu'une mère puisse retrouver la garde de sa fille.
Selon l'article, il y aurait près de 400 médecins spécialisés en maltraitance aux États-Unis, deux fois plus qu'il y a dix ans.
Juridiquement, tous les médecins sont dans l'obligation de signaler aux autorités tout enfant qui pourrait avoir été maltraité. Mais les pédiatres spécialisés en maltraitance vont plus loin : ils enquêtent et doivent confirmer s'il y a bien eu maltraitance.
Officiellement, ces médecins n'ont pas l'autorité pour retirer les enfants de leurs parents, mais en pratique, leurs rapports ont un poids énorme.
Des employés des services sociaux du Texas ont dit aux journalistes que les conclusions des pédiatres spécialisés en maltraitance pouvaient diriger leurs enquêtes. Trois anciens travailleurs sociaux ont dit qu'il pouvait leur arriver de douter des conclusions des médecins payés par les services de protection infantile mais que, devant la pression pour clôturer les dossiers le plus rapidement possible, et pour éviter de mettre en jeu leur responsabilité s'ils n'écoutaient pas les craintes des médecins, [...] ils demandaient le placement des enfants [...] malgré leurs doutes persistants.
Des certitudes douteuses
Dans les cas examinés par les journalistes, une pédiatre a dit à un juge qu'elle était « certaine à 100% » que les lésions présentées par un enfant, comprenant un hématome sous-dural et un œdème cérébral, étaient le résultat de violences volontaires.
Des spécialistes disent qu'il est rare que des opinions médicales soient certaines à 100%, surtout dans les cas où les médecins doivent non seulement établir un diagnostic, mais également déterminer ce qui en est à l'origine. Il n'y a aucun test biologique permettant de confirmer qu'un enfant a été intentionnellement secoué ou que les brûlures d'un enfant ont été infligées.
Le médecin responsable du service pédiatrique de l'hôpital pour enfant du Texas, a initialement dit aux journalistes, avant de se raviser : « n'importe qui affirmant une certitude de 100% sur n'importe quel sujet me semble immédiatement suspect. »
Des conséquences désastreuses pour les enfants et leurs familles
Les erreurs des médecins qui diagnostiquent la maltraitance peuvent avoir des conséquences désastreuses :
Avec ce système, des enfants sont parfois enlevés à des parents qui ne présentent apparemment pas de danger, tandis que d'autres sont laissés dans des situations qui, dans certains cas rares, se révèlent fatales.
Dans la plupart des cas examinés par les journalistes, les parents parviennent à récupérer la garde de leurs enfants. Parfois, cela se produit après que des experts indépendants apportent des éléments médicaux nouveaux et rédigent des rapports remettant en question le diagnostic initial de maltraitance. Néanmoins, certains parents perdent leur travail ou sont ruinés dans leur combat contre les services sociaux, et quelques enfants sortent du placement en souffrant de dépression et d'autres problèmes médicaux. Dans certains cas, les parents sont mis en examen ou se voient retirer leurs enfants de manière permanente, malgré le caractère douteux des conclusions médicales dans leurs cas.
L'article s'attarde sur les doutes d'un pédiatre réputé, qui a pourtant aidé à fonder la sous-spécialité pédiatrique de la maltraitance infantile.
Le Pr Eli Newberger, qui a fondé l'équipe de protection infantile à l'hôpital pour enfants de Boston en 1970, [...] dit qu'il a remarqué une tendance troublante ces dernières années.
Bien qu'il considère que de nombreux pédiatres spécialisés en maltraitance sont « héroïques » de par leur volonté de défendre les enfants vulnérables, [cet ancien professeur de médecine à Harvard] dit qu'il a rencontré certains de ces médecins qui « concluent trop vite à la maltraitance », et qui ne cherchent même pas à déterminer s'il pourrait y avoir des explications autres que de la maltraitance.
« Cela se produit bien trop souvent », dit le Pr Newberger, qui a passé en revue des dizaines des cas et témoigné en faveur de certains parents accusés depuis qu'il a pris sa retraite il y a une vingtaine d'années. « Il est important que les médecins abordent ces dossiers avec humilité. Sinon, ils risquent de faire des erreurs. »
L'article discute ensuite des liens d'intérêt de ces médecins, qui sont payés par les agences de protection infantile, et qui donnent leur avis médical sur la nécessité de la prise en charge des enfants par ces mêmes agences. Pour des juristes, ces médecins s'éloignent parfois trop de leur rôle purement médical.
Doutes au sujet du diagnostic de « bébé secoué »
L'article se penche également sur les doutes grandissants au sujet du diagnostic du syndrome du bébé secoué :
Des doutes ont été soulevés sur la capacité qu'ont les médecins à diagnostiquer de manière fiable au syndrome du bébé secoué, conduisant à l'annulation de condamnations criminelles, et au revirement de médecins qui posaient auparavant ce diagnostic.
Pendant des décennies, les médecins affirmaient être en mesure de dire quand un bébé avait été secoué en se basant en grande partie sur des lésions internes caractéristiques à la tête, comprenant l'hématome sous-dural, l'œdème cérébral, et les hémorragies rétiniennes. Les médecins qui continuent de soutenir ce diagnostic disent que ce dernier a été validé par des années d'observations cliniques, de recherches, et par les aveux.
Mais des études biomécaniques ont remis en question l'idée qu'une personne puisse secouer un bébé avec la force nécessaire pour causer ces lésions internes sans causer également de lésions sérieuses au cou ou ailleurs. D'autres études ont mis en évidence certaines pathologies, comme des troubles de la coagulation, qui pourraient conduire à des lésions similaires. [...]
Des experts juridiques ont demandé à l'Académie Nationale des Sciences d'examiner la validité du diagnostic. Et dans un rapport de 2016 sur les problèmes causés par d'autres types d'analyses médico-légales, le Conseil Scientifique et Technologique du Président Américain a écrit que des inquiétudes sur la validité scientifique du syndrome du bébé secoué nécessitaient une « attention urgente ».
En ce qui concerne Tristan, trois experts médicaux contactés par sa famille se sont penchés sur son dossier médical :
Les trois ont remarqué une hausse extrêmement rapide du périmètre crânien de Tristan dans les semaines précédant son malaise et la consultation à l'hôpital. Lors d'une visite pédiatrique une semaine plus tôt, le pédiatre de l'enfant notait que le périmètre crânien s'élevait au-délà du 99e percentile.
Une croissance extrême de la tête durant les premiers mois de vie est le signe d'une hydrocéphalie externe, selon les experts médicaux, une pathologie où du fluide s'accumule entre le cerveau et la paroi interne de la boîte crânienne, conduisant à une augmentation de la pression et, selon certaines études de cas, au type de saignements internes communément associées au syndrome du bébé secoué.
Grâce au témoignage de ces experts, les parents de Tristan ont pu retrouver sa garde et être innocentés après des mois d'un combat épuisant, et après avoir dépensé plus de 200 000 dollars pour leur défense.
Tristan, aujourd'hui âgé de trois ans, s'est totalement remis de son saignement intracrânien, et il n'a pas eu de problème de santé majeur depuis. Mais sa mère Ann Marie hésite désormais à emmener ses enfants chez le médecin après des blessures banales, de crainte qu'un médecin voit les accusations de maltraitance, qui restent visibles dans le dossier médical de Tristan, et qu'il demande aux autorités d'enquêter.
Même s'il a été innocenté, Tim, le père de Tristan, a perdu son travail dans une compagnie pétrolière dans les mois suivant la clôture du dossier, et il a finalement retrouvé du travail ailleurs. Il avait eu peur de dire à ses patrons qu'il faisait l'objet d'une enquête pour maltraitance, et par conséquent, il n'avait pas pu justifier ses trop nombreuses absences pour assister aux rendez-vous avec les services sociaux et aux audiences au tribunal.
« L'idée que je ferais du mal à mon enfant, à mon bébé, est ridicule », a dit Tim récemment. « Tout ce qu'il a fallu, c'est l'opinion d'un seul médecin, et cela a pratiquement détruit ma famille. »
Sources :