Un livre intitulé Les Maths au Tribunal, écrit par la mathématicienne Leila Schneps et sa fille Coralie Colmez, décrit dix exemples de dossiers judiciaires où des erreurs mathématiques ont eu des conséquences catastrophiques.
L'un de ces exemples est la célèbre affaire Sally Clark. Nous proposons ici un résumé du chapitre correspondant.
Deux morts subites du nourrisson
Steve et Sally Clark formaient un couple de jeunes avocats britanniques heureux, jusqu'à ce que le destin les touche de plein fouet. Le 13 décembre 1996, Sally Clark retrouve son bébé Christopher, alors âgé de deux mois, inanimé dans son lit. L'autopsie montre qu'il est mort d'une infection des poumons. Sally se remet très difficilement de ce drame terrible.
Le 29 novembre 1997, le couple donne naissance à un autre bébé, Harry. Cet enfant est surveillé de près puisque son frère était décédé en bas âge. Pourtant, le 26 janvier 1998, peu après des injections de vaccins, Harry fait un malaise soudain. Il devient subitement tout mou, comme une poupée de chiffon. Steve tente de le ranimer et Sally appelle les secours. Malheureusement, l'enfant décédera peu après. L'autopsie montre une hémorragie rétinienne. Des signes d'infection bactérienne sont retrouvés, sans que l'on n'y prenne pourtant guère attention. En effet, le diagnostic de meurtre par étouffement est rapidement posé. Steve et surtout Sally sont poursuivis pour meurtre.
Aujourd'hui, au vu de l'hémorragie rétinienne, ils auraient plutôt été poursuivis pour meurtre par secouement.
Au procès, tous les éléments étaient en faveur de Sally. Elle a toujours nié avoir fait du mal à ses enfants. Elle n'avait aucun antécédent particulier et tous les témoignages étaient en sa faveur. Jusqu'au moment où un pédiatre, expert judiciaire, spécialiste reconnu de la maltraitance, a témoigné contre elle et fait basculer la balance en sa défaveur. Ce pédiatre s'appelait Roy Meadow.
Le syndrome de Münchhausen par procuration
Le syndrome de Münchhausen « classique » avait été inventé en 1951 par le Dr Richard Asher pour dénommer ces « malades imaginaires » qui s'inventent toutes sortes de symptômes, ou qui se rendent délibérément malades (besoin pathologique qu'on leur prodigue des soins inutiles).
Le pédiatre Roy Meadow a inventé en 1977 le syndrome de Münchhausen « par procuration » (SMPP), où un parent (le plus souvent la mère) attribue des symptômes imaginaires à son enfant. Il s'était basé sur quelques cas authentiques de mères atteintes de troubles psychiatriques. Pour Meadow, il fallait toujours soupçonner les mères, même les plus insoupçonnables.
Ce nouveau syndrome a gagné en popularité en 1991 lorsqu'une infirmière, Beverley Allitt, a été reconnue coupable d'assassiner plusieurs bébés.
À partir du moment où Beverley Allitt fut condamnée à la prison à vie, la théorie de Roy Meadow sur le SMPP fit un grand pas en avant dans l'esprit du public ainsi que dans le milieu médical. La notion s'implanta partout rapidement, et le nombre de diagnostics augmenta. Le SMPP se changea en une sorte de slogan dans le domaine du social, où le diagnostic fut cité comme motif d'intervention dans les vies d'innombrables familles. Des milliers d'enfants furent enlevés à leurs parents, et la procédure dépassa rapidement les limites de la Grande-Bretagne. (...)
Parmi les ravages causés par les diagnostics abusifs du SMPP, il y a le cas d'un petit garçon en 1996 qui souffrait d'une maladie génétique causant des troubles gastro-intestinaux sévères. Devant des symptômes très sévères et difficilement explicables, un médecin posa le diagnostic de SMPP sans réaliser qu'il s'agissait d'une maladie génétique. En quelques minutes, l'enfant a été arraché à sa mère pour sa « protection ». Il décéda à l'hôpital peu après, seul, sans jamais être soigné, et sans la présence de ses parents pendant ses derniers instants.
En quelques années, des médecins ont commencé à s'inquiéter de l'utilisation abusive de ce syndrome, basée sur la peur et l'hystérie collective plutôt que sur des considérations scientifiques.
Roy Meadow, « expert » de la maltraitance infantile
C'est dans ce contexte que Roy Meadow est devenu l'un des grands spécialistes du SMPP. Pour lui, ce syndrome devait systématiquement être évoqué dans les cas de morts inexpliquées du nourrisson. Si aucune cause médicale ne pouvait être retrouvée, il fallait accuser les mères de meurtre.
Grâce à cette réputation mais aussi à son attitude radicale contre la violence faite aux enfants, la carrière de Roy Meadow monta en flèche. Il devint le président de l'Association britannique des pédiatres en 1994 et le président du Royal College of Pediatrics and Child Health en 1996. Dans la liste des distinctions de la nouvelle année de 1997, le Dr Meadow fut anobli, pour ses « services rendus à la pédiatrie et au Royal College of Pediatrics and Child Health ». Il fut bientôt connu dans le pays entier, et devint l'un des experts médicaux les plus prisés pour témoigner aux procès de mères dans toute la Grande-Bretagne.
À ces procès, il considérait la barre des témoins comme un podium d'où il pouvait promouvoir ses positions, affichant un talent certain pour des phrases accrocheuses que la presse se faisait un plaisir de citer, telles (...) : « une seule mort subite du nourrisson est une tragédie, deux : c'est suspect, trois : c'est un meurtre ». Ses opinions gagnèrent une grande notoriété et, par la force de son verbe, environ 250 mères furent condamnée à la prison.
Une erreur statistique lourde de conséquences
Dans le procès de Sally Clark, Roy Meadow dit :
Des études statistiques ont montré que la probabilité que la mort subite du nourrisson survienne dans une famille comme celle des Clark est d'environ 1 sur 8543. Ce qui signifie que la probabilité que deux morts subites surviennent dans la même famille est égale au carré de ce chiffre, soit environ 1 chance sur 73 millions.
Ce raisonnement est faux, parce qu'on ne peut multiplier des probabilités que pour des événements indépendants. Or, il y a sans aucun doute des facteurs génétiques entrant en jeu dans la survenue de la mort subite du nourrisson. Lorsqu'un enfant dans une même famille en a déjà été victime, les autres bébés sont beaucoup plus à risque d'en mourir également.
De plus, ce chiffre, même s'il avait été correct, n'aurait pas permis de conclure à la culpabilité de Sally Clark. Le raisonnement du jury a, encore une fois, été invalide :
Un événement est arrivé à Sally Clark, il y a 1 chance sur 73 millions que cet événement survienne de façon naturelle, il est donc pratiquement certain que l'événement n'est pas survenu de façon naturelle, donc Sally Clark a forcément dû le causer.
Cette logique est, encore une fois, totalement fausse. Un joueur du loto choisi au hasard a une chance sur plusieurs millions de gagner, mais le gagnant a 100% de chance d'avoir gagné !
Malgré ces erreurs, Sally Clark fut reconnue coupable de meurtre le 9 novembre 1999. Sally Clark devint la personne la plus détestée en Grande-Bretagne, qualifiée de « diabolique tueuse d'enfants ». Elle aurait pu avoir droit à la libération conditionnelle, mais elle aurait dû avouer avoir commis les meurtres. Étant innocente, elle a toujours refusé de mentir, même en échange de sa liberté ni même de sa vie.
Une réhabilitation trop tardive
Finalement, Steve Clark a réussi à faire en sorte que des médecins regardent en détail le dossier médical, qui fut très difficile à obtenir. Ils découvrirent des éléments majeurs qui avaient été ignorés par tous les médecins de l'accusation. C'est un phénomène que l'on retrouve souvent : des éléments médicaux prouvant un autre diagnostic que celui d'une maltraitance, mais qui sont automatiquement ignorés par les médecins experts.
Le dossier révélait que le corps de Harry abritait pas moins de huit colonies de la bactérie mortelle des staphylocoques dorés, certaines comportant les cellules que nous développons pour nous défendre contre les maladies. Au moment de sa mort, le bébé souffrait donc d'une infection bactérienne grave, qui aurait même pu entraîner une méningite. En voyant ces résultats, une douzaine d'experts médicaux indépendants écrivirent des rapports indiquant que Harry était très probablement mort naturellement, d'une infection grave. Sa mort n'aurait jamais dû être considérée comme inexpliquée.
Par ailleurs, au même moment, la Royal Statistical Society démontait le raisonnement faux de Meadow :
Cette approche est, en général, statistiquement fausse. Elle ne serait correcte que si les cas de mort subite du nourrisson survenaient aléatoirement chez les familles, une théorie qu'il faudrait vérifier empiriquement. Non seulement une telle vérification empirique ne fut pas fournie dans ce cas, mais il y a de fortes raisons de penser que cette théorie est fausse. Il peut certainement y avoir des facteurs génétiques ou environnementaux inconnus qui prédisposent les familles aux morts subites du nourrisson, et augmente la probabilité d'une deuxième mort subite du nourrisson au sein de ces familles.
Sally Clark a finalement été innocentée et libérée en 2003, mais elle avait été irrémédiablement détruite.
Elle mourut chez elle d'intoxication aiguë à l'alcool le 16 mars 2007, quatre ans à peine après sa sortie de prison. Elle avait quarante-deux ans.
Les ravages des témoignages d'experts
D'autres erreurs judiciaires dues à Meadow furent mises en lumière. La justice dût rouvrir d'anciens dossiers, d'autres mères furent innocentées après avoir passé des années en prison. Ce fut le cas d'Angela Cannings, qui raconta le témoignage de Meadow à son procès :
Meadow dit : « Il est vrai que la violence pratiquée contre les enfants et l'étouffement sont plus probables dans certaines familles que dans d'autres. Néanmoins la plupart des étouffements surviennent dans des familles où tout semble normal et plein d'amour, c'est ainsi, et donc la plupart des mères qui étouffent leurs enfants, au premier abord, semblent normales. (...) »
J'étais prise au piège. Si je semblais normale, j'étais peut-être une mère qui maltraitait ses enfants ; si mes bébés étaient morts de mort subite du nourrisson, j'aurais pu les avoir étouffés. Il n'y avait aucune preuve contre moi, mais le professeur Meadow avait créé un monde d'illusions d'où je ne pouvais m'échapper.
Meadow fut radié du Conseil de l'Ordre des Médecins pour s'être éloigné de son domaine d'expertise et avoir agi de manière « fondamentalement inacceptable ». Il fut cependant réintégré en appel avant de prendre sa retraite.
Aucune des mères innocentes qui avaient passé des années en prison à cause de lui, aucune des familles dont les vies avaient été brisées, ne reçut jamais le moindre mot d'excuse.
Le syndrome de l'expert
Comment expliquer le comportement de cet expert ? Dans une interview, son ex-femme, Gillian Paterson, mentionne quelques éléments troublants de sa personnalité. Pour elle, il avait fini par être déconnecté de la réalité :
C'est tragique. Mes pensées sont avec toutes ces mères qui ont perdu leur enfant et qui ont ensuite été accusées de les tuer. Mais je suis triste aussi pour Roy, c'est tragique qu'une carrière aussi remarquable se termine par un tel naufrage. Mais avec le recul, tous les signes étaient là, tout suggérait que Roy irait trop loin. Il en voyait partout, vraiment partout. Il voyait des mères avec le syndrome de Münchhausen par procuration partout où il regardait. Si seulement quelqu'un avait pu lui dire : « Roy, non, elles ne sont pas partout. Elles existent, mais c'est rare. » Si seulement quelqu'un avait pu le stopper.
Pour un journaliste qui revenait sur cette affaire en 2004 :
On dit que Meadow était devenu millionnaire, à force de faire des rapports d'expertise (3000 livres) et de témoignages dans les tribunaux (400 livres de l'heure). L'argent était-il une motivation majeure ? Pour un proche : « Eh bien, seul Roy pourrait y répondre, mais l'argent était important pour lui, surtout sachant qu'il avait grandi dans une famille modeste, alors qu'à Oxford, il était avec des gens riches. »
Le Dr Stimmler pense que Roy est allé trop loin. « Il n'aurait jamais dû témoigner sur les statistiques. Cela étant dit, les juristes sont les principaux responsables de cette erreur judiciaire désastreuse. C'est inadmissible que les tribunaux aient donné autant d'importance à son témoignage, que sa parole ait pu avoir autant de poids face à celle de tous les autres spécialistes.
Les experts médicaux spécialisés en maltraitance portent une responsabilité considérable, de même que les tribunaux qui se servent de leur opinion dans les décisions de justice. Le système médico-légal devrait prendre en compte les risques d'erreurs et de dérives pour éviter de nombreux drames humains.