Le livre Mystère de la fragilité, écrit par Isabelle Mordant et préfacé par Cédric Villani, est paru le 23 mai dernier, aux éditions du Cerf. Cette mère raconte le parcours du combattant qui a été le sien et celui de sa famille pour fournir des soins, un accompagnement, et une scolarité à son fils Thomas, atteint d'une forme sévère de la maladie des os de verre (ostéogénèse imparfaite).
Rentrée 2015 : Thomas est reçu brillamment, avant ses dix-sept ans, au difficile concours de l'École normale supérieure. Une grave maladie génétique lui interdit pourtant tout mouvement et le cloue dans un fauteuil roulant électrique, quand elle ne le maintient pas alité. Sa force de caractère, son intelligence, son désir de vivre et la mobilisation de son entourage lui ont permis de surmonter les obstacles dus non seulement à son infirmité, mais aussi à une société dans laquelle la différence suscite souvent l'incompréhension, quand ce n'est pas le rejet. Témoignant d'une joie au sein même de la souffrance et de forces qui trouvent mystérieusement leur source au cœur de la faiblesse, ce livre écrit par la mère de Thomas se veut un message d'espérance, mais aussi d'alerte, dans un monde où la fragilité est systématiquement associée à l'échec, alors qu'elle est le propre, et peut-être la richesse, de l'être humain.
Elle décrit de véritables batailles qu'elle a dû livrer face à la médecine, au monde de la petite enfance, à l'Éducation Nationale, simplement pour que son fils puisse grandir entouré de l'amour de sa famille, et pour qu'il puisse suivre des études à la mesure de ses capacités intellectuelles hors du commun, notamment en mathématiques.
Mais surtout, les débuts de la vie de Thomas (né en 1998) ont été marqués par un faux diagnostic de maltraitance suite à des fractures inexpliquées, ce que beaucoup de parents de l'association ont également connu.
Une mère accusée de maltraitance parce qu'inquiète pour son enfant malade
Alors que Thomas est encore un nourrisson, ses parents sont inquiets pour son état de santé : il pleure beaucoup, il perd du poids, il semble douloureux. Les consultations n'y changeront rien : pour les médecins, ces parents sont trop « angoissés ». Pourtant, leur instinct ne trompe pas : ils sentent bien que Thomas va mal.
Ce n’est que le début d’un dialogue de sourds entre le corps médical et moi. Je n’ai ni expérience ni notion de médecine mais mon instinct est en alerte. À chaque consultation, je reçois du pédiatre toutes sortes de consignes sur l’alimentation, les soins, les allergies, mais jamais il n’accorde d’attention à mes observations. (...)
Finalement, des radios sont faites. On découvre alors des fractures inexpliquées. Comment Thomas a-t-il pu se faire des fractures ? La mère essaye de comprendre :
Une maladie pourrait expliquer cette fracture, l’ostéogenèse imparfaite, souvent appelée maladie des os de verre. J’en ai entendu parler il y a quelques mois à l’occasion du décès du pianiste Michel Petrucciani qui en était atteint. Je pose la question aux médecins qui visitent Thomas chaque jour dans sa chambre, mais ils excluent cette hypothèse. Thomas ne présente pas les caractéristiques physiques de la plupart des enfants porteurs de cette pathologie. (...)
En fait, les médecins ont une autre hypothèse en tête, bien plus « probable » selon eux.
La maltraitance lorsqu'un diagnostic est trop complexe ?
Après des mois de suivi et d'examens, les médecins disent à la mère que si son bébé a des fractures, c'est parce qu'elle le maltraite.
Cette femme est un bourreau et elle me torture. « Dites-nous qu’il est tombé ! » me répète-t-elle, pensant sans doute me laisser une issue honorable. Ma seule force est de ne pas céder : je n’ai jamais fait de mal à Thomas, il n’est jamais tombé, je ne peux pas mentir, de toute façon je sais bien que cela ne lui serait d’aucun secours. Mon petit garçon est malade et il faut chercher ce qu’il a ; je répète ces mots inlassablement, de manière obsessionnelle.
La mère de Thomas réalise bien que ses dénégations sont inutiles. Il est impossible de prouver son innocence !
À l’inverse, quels arguments produire pour démontrer qu’on est innocent ? Nier à l’infini, comme je le fais, ne semble servir à rien.
Malgré ses suppliques, les médecins refusent de considérer un autre diagnostic. Un signalement est fait, l'enfant ne peut plus rentrer chez ses parents.
L'intervention de son réseau
Les parents de Thomas, ne voyant plus aucune solution pour prouver leur innocence, n'ont plus d'autre choix que de faire intervenir leurs relations. Ils parviennent à contacter, par l'intermédiaire de leur famille, un grand professeur parisien spécialiste des fragilités osseuses de l'enfant, qui interviendra auprès du service. Après ce contact, l'hôpital fera une volte-face spectaculaire et acceptera enfin de transférer Thomas dans un service spécialisé. Comme par hasard, il ne sera soudain plus question de maltraitance. Thomas pourra alors être pris en charge comme un enfant réellement malade et non pas comme un enfant maltraité.
Plus généralement, les parents de Thomas ne pourront que constater que, lorsque des situations administratives semblent totalement bloquées par des fonctionnaires un peu trop zélés, une intervention extérieure (des personnalités, d'autres services administratifs, une médiatisation) est la seule solution.
Protéger ou accuser ?
Suite à cette mésaventure dramatique, cette mère réalisera les dérives de la protection de l'enfance que notre association ne connaît que trop :
Je sais que la maltraitance existe et les ravages qu’elle fait sur les petites victimes me bouleversent. Le premier devoir des médecins est de protéger ces enfants et, à ce titre, je trouve normal qu’ils nous aient soupçonnés. Mais pourquoi n’ont-ils envisagé aucune autre hypothèse ? Pourquoi n’ont-ils pas reconnu leur erreur ni présenté la moindre excuse ? On prétend qu’il est moins dommageable d’incriminer à tort des parents que de passer à côté d’un cas de maltraitance. C’est faux : les dégâts provoqués par ces accusations infondées sont considérables. L’Association de l’ostéogenèse imparfaite ne compte plus les témoignages effarants : des couples se séparent, des enfants malades sont placés en foyer, parfois avec toute leur fratrie bien portante, pendant des mois. Des familles sont déchirées et durablement traumatisées. Même si nous avons été – relativement – épargnés, l’expérience m’a meurtrie. J’en conserverai une méfiance instinctive à l’égard du corps médical et une peur viscérale d’être séparée de Thomas.
Un élève précoce et brillant
Par la suite, la scolarisation de Thomas s'avérera extrêmement difficile. Son handicap moteur est important, il a besoin d'auxiliaires, de matériel spécialisé, de locaux adaptés. La plupart des écoles refuseront de l'accepter dans leur établissement. L'auteur raconte le véritable parcours du combattant qu'il aura fallu mener pour offrir à son enfant handicapé l'enseignement que tout enfant mérite, tout simplement.
Très vite, il s'avérera que Thomas est un enfant exceptionnel. Doté d'une curiosité intellectuelle hors du commun et de grandes facilités de compréhension, le rythme de la scolarité classique s'avérera bien trop lent. Il sautera au cours de sa scolarité plusieurs classes.
Et pourtant, que s'entendra dire sa mère ?
Mais pourquoi tenez-vous tant à ce que Thomas fasse des études ? Il n’en a pas besoin, puisqu’il pourra toucher des allocations ! (...)
Avec un handicap comme celui de Thomas, une bonne voie professionnelle, c’est d’être standardiste : on a un casque sur la tête pour communiquer avec son interlocuteur et il suffit d’un doigt pour cliquer sur les touches nécessaires.
Quels obstacles devra rencontrer Thomas lors de son parcours scolaire ? Un exemple parmi tant d'autres : sa copie est tapée à l'ordinateur parce que son handicap l'empêche d'écrire à la main. Résultat ?
Sa copie de français, rédigée sur ordinateur et imprimée, n’a pas été corrigée. L’examinateur a considéré qu’une copie non manuscrite n’était pas recevable et lui a mis zéro.
Les parents devront encore batailler pour faire reconnaître cette erreur manifeste.
Auxiliaires de vie scolaire
Suite à de véritables faits de maltraitance subis par son fils handicapé à l'école, sous les yeux du personnel de l'école, infligés par des professionnels censés l'assister dans sa scolarité, Isabelle Mordant de s'interroger sur les critères de sélection des auxiliaires de vie scolaire :
L’auxiliaire de vie, quant à elle, était malveillante. Et le pouvoir que lui conférait sa position prétendue de spécialiste du handicap a donné libre cours à ce penchant. Qu’un individu haineux choisisse de s’occuper des plus vulnérables, qu’il pourra brimer et humilier sans qu’ils se défendent, c’est assez logique. Les multiples et intolérables affaires de maltraitance envers les personnes âgées ou handicapées témoignent de la banalité de cette perversion. Les responsabilités de ceux qui recrutent les auxiliaires de vie n’en sont que plus lourdes. Malheureusement, le manque d’attractivité de ces postes ne permet guère la sélection : nos enfants sont livrés à n’importe qui. Le hasard et la chance font que souvent, heureusement, les choses se passent bien. Ils ne sauraient pourtant tenir lieu de garantie quand des vies sont en jeu.
Le courage victorieux
Au final, au-delà de la dénonciation de toutes les difficultés injustes et inutiles que fait subir l'administration aux parents d'enfants handicapés, ce livre est aussi un beau message d'espoir pour toutes les personnes fragiles. Nous terminerons par ces quelques mots tirés de la préface de Cédric Villani :
Et on y trouve encore l’incroyable frustration que peut provoquer la machine administrative quand elle s’occupe de gérer des situations humaines complexes. Isabelle m’avait dit qu’elle avait dû affronter mille difficultés pour scolariser Thomas, mais je n’avais pas imaginé à quel point elle avait eu à surmonter les absurdités et les lenteurs qui vous donnent envie de hurler ou de tout faire sauter.
L’administration, quand elle fonctionne bien, c’est la façon de définir les règles et processus humains qui assurent la victoire de la raison sur les instincts, du collectif sur l’égoïsme ; mais trop souvent, cela se change en la victoire de la procédure sur le bon sens. Et pour le législateur que je suis devenu, c’est une souffrance de voir les occasions où la loi est bafouée, une souffrance non moins grande de voir les situations où la loi est appliquée de façon simplement absurde. En ce sens le récit d’Isabelle est un formidable ouvrage de référence, qui sera utile tant aux parents en quête de courage, qu’aux pouvoirs publics traquant les dysfonctionnements.
À la fin, ce n’est qu’en dépensant quantité d’énergie et de ressources que les parents de Thomas Mordant réussissent à triompher. Le constat est parfois difficile, mais le message est fort : l’un dans l’autre, on peut trouver en interne et en externe des alliés efficaces, et avec un peu de chance triompher à la fois du handicap et de l’administration. Et regagner la liberté de choisir son avenir, l’égalité que la loi souhaite garantir aux citoyens, la fraternité qui nous fait considérer tous les humains, au-delà de nos sentiments de pitié ou d’admiration, comme nos semblables.