Un rapport interministériel de 106 pages sur les morts violentes d'enfants au sein des familles est paru le 26 avril 2019. On y apprend qu'un enfant est tué tous les cinq jours, chiffre stable depuis plusieurs années. Les auteurs se sont aussi penchés en détail sur une sélection assez représentative de 45 dossiers où des enfants ont été tués au sein de leur famille, pour comprendre les erreurs qui ont été faites.
Ce travail vise à comprendre pourquoi ces enfants n'ont pas pu être protégés par l'État. Y a-t-il des dysfonctionnements dans le système de protection infantile ayant conduit à ces échecs ? Quelles propositions pourraient être faites pour éviter ces drames ? Ce rapport a le mérite de montrer une capacité d'auto-critique de ce système.
En revanche, le rapport ne parle aucunement des erreurs d'un autre type, les placements injustifiés d'enfants suite à des erreurs de diagnostic médical. C'est le cas de figure qui concerne notre association, et qui touche vraisemblablement des centaines d'enfants chaque année. Cela devrait aussi être évalué. Les placements sont décidés quasiment automatiquement suite à un rapport médical invalide, même lorsque les enquêtes sociales ne rapportent pas le moindre élément de danger. À l'inverse, ce rapport montre que même des cas où les signaux d'alerte sont multiples et inquiétants ne conduisent pas à des mesures de protection adaptées. Les avis médicaux ont un poids démesuré par rapport aux autres éléments d'enquête alors qu'ils sont régulièrement invalides.
Il ne faudrait pas que ce rapport conduise à multiplier encore plus les placements. Chaque placement a un coût considérable, surtout lorsqu'il est injustifié et que l'enfant n'était pas du tout en danger dans sa famille. Il est inquiétant que ce phénomène soit totalement ignoré des institutions. Il faut au contraire mieux cibler les placements. À chaque fois qu'un enfant qui n'est pas en danger est placé injustement, il y en a un autre qui est réellement en danger et qui n'est pas protégé à cause du manque de moyens. La prise en compte des placements abusifs est indispensable pour effectuer un réel travail d'évaluation du système de protection infantile.
Des familles souvent déjà connues
Un enseignement du rapport est que, dans la moitié de ces 45 dossiers, la famille était déjà connue de la justice :
Dans 23 cas sur les 45 examinés, la situation d’un des membres de la famille (parent, proche et/ou enfants) avait été portée à la connaissance du parquet, parfois plusieurs années auparavant [page 33].
Des traces physiques avaient été constatées avant le décès dans un tiers des cas (à l'exclusion des 9 cas de néonaticides, qui forment un cas très particulier relié au déni de grossesse) [page 34]. Ces signes de maltraitance avaient souvent été observés par « des professionnels qui n'ont pas réagi. » (école, PMI, ASE, médecins...)
Certes, ces constats, pris isolément, ne justifiaient pas nécessairement un signalement, mais, placés dans le contexte dégradé de chaque situation, leur prise en compte aurait pu déclencher une meilleure protection de l’enfant.
Par ailleurs :
Dans plus de la moitié des cas étudiés (hors les neuf cas des néonaticides), les enfants ont été victimes de sévices physiques réguliers provenant de leurs parents ou des conjoints.
Il y avait souvent un contexte de violences conjugales. Les adultes qui maltraitent les enfants maltraitent aussi souvent leur conjoints.
La mort de ces enfants dans des conditions effroyables (traumatisme crânien, morsures, lésions cérébrales, fractures multiples, etc.) est la résultante d’une escalade continue de violences physiques ou psychologiques que personne n’a réussi à détecter ou à arrêter. [page 36]
Des signes de grande vulnérabilité qui ont été manqués
La moitié des familles présentaient des signes qui auraient dû alerter :
Dans la moitié des 45 cas étudiés, les familles laissaient paraître plusieurs signes de grande vulnérabilité (trois et plus) révélant des situations pouvant comporter des risques de danger pour l’enfant. Cependant, ces faisceaux d’indices concordants n’ont jamais été reliés car ils n’ont pas été partagés donc ni analysés ni traités par les professionnels, et ne permettaient pas d’évaluer ces situations de danger. [page 34]
Et aussi :
Dans un tiers des dossiers, les dangers – et même parfois les violences – étaient suspectés, voire connus, par l’entourage (familial, amical, professionnel). Pourtant, les proches n’ont pas donné l’alerte ou l’ont fait tardivement. (...) Cette passivité interroge alors que, dans plusieurs dossiers, les signaux d’alerte étaient nombreux et inquiétants. [page 39]
Des familles pas toujours bien suivies
Le rapport se penche ensuite sur des situations où les services sociaux n'ont pas su voir le danger et protéger l'enfant, alors qu'ils étaient intervenus dans une situation préoccupante :
Dans près d’un tiers des cas, les dossiers révèlent des lacunes dans la façon dont les services sociaux intervenant dans la famille repèrent les situations à risque et évaluent le danger auquel est exposé l’enfant, notamment lors de l’enquête sociale demandée par la CRIP. [page 40]
Voici un exemple :
L’enfant naît dans un contexte de violences conjugales que la PMI et la maternité avaient identifié d’emblée. Après deux rencontres et une visite à domicile, leurs rapports concluaient pourtant à l’absence de « danger immédiat » pour le nourrisson, tout en signalant que « Monsieur est dans une violence contenue, continue, ce qui pose question quant à l’équilibre et à la sécurité de l’enfant. » Pour justifier cette conclusion, l’auteur du rapport déclarera par la suite aux enquêteurs : « Nous entendons par danger immédiat avéré des traces de coups des parents qui reconnaissent des violences, des parents qui privent de soins leurs enfants ». Deux mois après l’enfant était tué par son père. [page 40]
Dans un autre cas, l'assistante sociale dit à propos d’un couple jeune, immature et mal inséré socialement : « La priorité est accueillir, écouter, aider à retrouver un équilibre de vie, lutter contre la précarité. [...] Nous travaillons essentiellement avec l'adhésion des familles. » Un mois et demi après, l’enfant était tué par son père. [page 41]
Dans un autre cas encore :
Au moment des faits, cette famille était suivie par une dizaine de professionnels (PMI, ASE, association d’addictologie, etc.). Le bébé subissait des violences répétées, dont des traces avaient été constatées par trois intervenants de deux services distincts. Mais, selon un des professionnels, « un climat de confiance [avait été] établi en amont par tous les services intervenus à domicile ». Trois semaines après, l’enfant était tué par son père. [page 41]
Dans un autre cas encore :
Une IP [information préoccupante] anonyme signale une « maman qui fume des joints, picole, est souvent saoule [...], délaisse ses enfants ». Une enquête sociale est diligentée. Le rapport, remis au bout de quatre mois après des investigations superficielles (pas de prise en compte des problèmes d’addiction, des violences conjugales, etc.), conclut à l’absence de danger et ne recommande aucune mesure. Deux mois après, la mère tuait l’enfant. [page 41]
Parfois, un manque de coordination entre les services conduit à des drames terribles :
À la naissance de l’enfant, une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) était en cours au bénéfice de sa sœur. Quelques mois après, le juge ordonnait la mainlevée de la mesure sur la base de rapports plutôt rassurants : « Nous n'avons pas d'inquiétudes quant à la prise en charge de cet enfant par ses parents ». Aucune mention n’était faite des inquiétudes des services sociaux du département, en particulier la PMI qui avait pourtant alerté le service d’AEMO. Deux semaines après la décision de mainlevée, l’enfant était tué par son père. [page 42]
Des enfants non placés par manque de moyens
Une situation terrible survient lorsqu'un enfant en danger n'est pas placé par manque de moyens, et finit par en mourir :
La mesure d’AEMO ordonnée par le juge pour une durée de six mois à l’égard d’un enfant placé pour cause de maltraitance n’est pas mise en œuvre par manque de moyens. Aucun travail sur la violence n’est engagé avec les parents. Prévenu à trois reprises de la surcharge du service désigné, le juge ne réagit pas malgré la gravité de la situation et ne recherche pas de solution alternative. Les parents tuent l’un des enfants de la fratrie quelques temps après. [page 59]
Les professionnels soulèvent en effet un engorgement dramatique du système de protection de l'enfance :
Au cours des visites organisées dans les départements, les professionnels ont fait état de l’engorgement des CRIP en raison de l’augmentation du nombre d’IP, des délais de réalisation des évaluations trop longs ou de mise en place des mesures, de la saturation des dispositifs d’accueil avec l’arrivée massive de mineurs non accompagnés, des difficultés récurrentes de recrutement des médecins scolaires et de PMI, de la surcharge d’un certain nombre de cabinets de juges des enfants. [page 66]
Informations manquées, décisions inadaptées
Voici un autre cas où toutes les informations sur la famille n'ont pas été exploitées :
Le père d’un enfant est condamné pour des violences avec arme sur son beau-frère. Celui-ci s’était interposé pour empêcher qu’il ne frappe sa compagne. Cette procédure n’a été exploitée ni par les services de police ni par le parquet pour traiter les violences conjugales, alors que le couple avait déjà un enfant en bas âge, ou au moins pour ordonner une évaluation socio-éducative, compte tenu de la personnalité inquiétante du père. Un mois après sa libération dans le cadre d’un placement sous surveillance électronique, le père tue son deuxième enfant âgé de deux ans. [page 54]
Dans un autre cas :
Une mère sujette à des troubles bipolaires manifeste auprès des services sociaux une grande angoisse après la saisine du JE et se soustrait à la mesure d’investigation. Après une seule convocation non honorée par la mère, le juge décide d’une mesure de suivi en milieu ouvert en lui enjoignant de répondre aux convocations du service, faute de quoi il placera son enfant. Peu après la réception du jugement, la mère tue son enfant âgé de trois ans. [page 58]
Dans encore un autre cas, l'enfant aurait dû être placé. Il ne l'a pas été et il en est mort :
Le JE est saisi d’une situation très préoccupante d’un enfant de trois ans, dont les besoins élémentaires ne sont pas assurés (nourriture, sommeil, habillement), sa mère, atteinte d’une pathologie psychiatrique, refusant toute collaboration. Il ordonne tout d’abord une simple mesure d’investigation à laquelle la mère refuse de participer, puis, dans un second jugement, une AEMO. Compte tenu de la gravité de la situation, le placement de l’enfant aurait dû être ordonné. La mère tue l’enfant quinze jours après le deuxième jugement. [page 59]
Des enfants que l'on ne croit pas
Dans d'autres situations, les enfants ne sont pas écoutés par les professionnels qui ont pourtant le devoir d'être attentifs aux signes de maltraitance. Le rapport cite l'exemple d'un enfant qui rapporte à l'école des violences physiques de la part de son père. L'enseignante lui dit « il ne faut pas mentir ! ». Puis, plus tard :
L’enfant s’est confié à nouveau à son enseignante, en indiquant que son père l’enfermait dans un placard lorsqu’il n’était pas sage, ce que sa sœur confirmait. La directrice, informée de tous ces éléments, n’a pris aucune initiative, malgré les conseils de la psychologue scolaire d’effectuer une remontée d’incident. L’enfant a été tué par son père. [page 46]
Une approche du travail social inadaptée aux situations de danger
Le rapport critique aussi une inadaptation du travail social aux enfants en danger de mort :
La conclusion des rapports relève parfois plus de la suggestion que de l’évaluation : l’euphémisation généraliste, consistant à exprimer le problème, non en le nommant, mais en évoquant un manquement à une norme. Cette manière de faire du travail social qui conduit à s’abstenir de tout jugement des usagers, a fortiori de toute stigmatisation, et qui se caractérise par l’écoute, l’empathie, la confiance, la mise en valeur de ressources et la spécification d’un projet, sur la base d’une alliance avec l’usager, destiné à lui permettre de se ressaisir dans un mouvement d’autonomie et d’insertion, est certes pertinente mais trouve ses limites quand l’enfant est en situation de danger. [page 42]