L'Innocence Network est une fédération d'une soixantaine d'organisations dans le monde (États-Unis, Europe, Amérique du Sud, Asie...) concernées par l'exonération des innocents victimes d'erreurs judiciaires et emprisonnés à tort. De nombreux Innocence Projects font partie de ce réseau. Les outils permettant d'exonérer des personnes incluent notamment les analyses ADN et l'évaluation des preuves scientifiques des témoignages d'experts. Des centaines d'innocents ont ainsi été libérés et blanchis depuis de nombreuses années.
L'Innocence Network a publié un communiqué sur le syndrome du bébé secoué dont nous proposons ici une traduction. L'organisation s'inquiète du fait que des diagnostics incorrects, des séparations de familles, et des condamnations injustifiées continuent d'avoir lieu alors que les failles scientifiques du diagnostic sont aujourd'hui clairement établies. Elle propose quelques recommandations pour mettre un terme à ces erreurs médicales et judiciaires.
Le syndrome du bébé secoué (SBS), maintenant appelé « traumatisme crânien intentionnel » (TCI, en anglais abusive head trauma, AHT), est un diagnostic médico-légal qui a été utilisé dans des milliers de cas où des enfants ont été séparés de leurs parents, et des parents et nounous ont été envoyés en prison. Jusqu'à récemment, aucun organisme scientifique indépendant n'avait examiné les bases de preuve du diagnostic. Les premiers à le faire ont publié leurs résultats en 2016 et ont jugé les preuves du SBS « insuffisantes » et peu fiables.
L'Innocence Network est très préoccupé par le fait que, malgré plusieurs développements qui remettent en question les principes fondamentaux du SBS (dont les conclusions de cette revue systématique), les poursuites pénales et les séparations familiales se poursuivent. L'Innocence Network s'inquiète aussi du fait qu'aucune tentative systématique n'ait été faite pour identifier et corriger les erreurs judiciaires passées.
L’hypothèse du SBS n’a jamais été validée. Cette hypothèse non prouvée permet aux médecins de déduire la maltraitance à partir d’un « ensemble d'observations médicales » qui, nous le savons maintenant, apparaissent dans un large éventail de situations, à la fois accidentelles et naturelles. La revue systématique a montré qu’il n’y a jamais eu de base fiable permettant de déduire, à partir de ces seules observations, qu'un enfant a été victime de secouements violents ou d'autres traumatismes intentionnels. Cela a mené, et continue de mener à des accusations injustifiées de maltraitance, et à des erreurs judiciaires.
Origine du syndrome
Le Comité sur les maltraitances et les négligences envers les enfants de l'Académie Américaine de Pédiatrie avait publié un « Rapport technique » sur le SBS en 2001. Ce rapport expliquait que le Dr Norman Guthkelch avait émis l'hypothèse, en 1971, que le secouement pouvait expliquer le saignement sous-dural lorsqu'un enfant ne présentait pas de signe d'impact ou de lésions externes. Un an plus tard, en 1972, John Caffey, un radiologiste pédiatrique, popularisait le terme de « syndrome du bébé secoué par coup du lapin » pour décrire une constellation d'observations cliniques chez les nourrissons, incluant les hémorragies rétiniennes, les hémorragies sous-durales et sous-arachnoïdiennes, et peu ou pas de trace externe de traumatisme crânien.
Malgré le manque de preuves et l'absence de validation pour étayer le « diagnostic », le SBS a rapidement été accepté comme un fait et en est devenu un diagnostic médical enraciné. La croyance qui prévalait dans les principaux ouvrages était que « le SBS produit généralement une triade diagnostique de lésions comprenant un œdème cérébral diffus, des hémorragies sous-durales, et des hémorragies rétiniennes. Cette triade doit être considérée comme pratiquement pathognomonique du SBS en l'absence de preuve irréfutable d'un traumatisme d'une violence inouïe comme un accident de voiture. »
En 2001, le rapport technique de l'AAP qualifiait le SBS de « condition médicale clairement définissable » et affirmait que les données « confirment la nécessité de présumer une maltraitance à chaque fois qu'un enfant de moins d'un an souffre de lésions intracrâniennes. »
Abandon d'une hypothèse non prouvée
En 2012, toutefois, M. Guthkelch a précisé : « Le SBS et le TCI sont des hypothèses avancées pour tenter d'expliquer des observations qui ne sont pas encore complètement comprises. Il n'y a rien de mal à avancer de telles hypothèses, c'est ainsi que la médecine et la science progressent. Cependant, il n'est pas correct de ne pas informer les parents et les tribunaux lorsqu'il s'agit simplement d'hypothèses et non de faits médicaux ou scientifiques prouvés. »
Notant l'importance de « bien faire les choses » dans ces cas, le Dr Guthkelch a appelé à une évaluation indépendante des bases de preuves du SBS par des scientifiques indépendants. « Puisque la question ne concerne pas ce que pensent la majorité des médecins (ou avocats), mais plutôt ce qui est étayé par des preuves scientifiques fiables, les preuves doivent être examinées par des personnes qui n’ont aucun intérêt personnel dans la question et qui ont une solide formation scientifique. Cela inclut de savoir bien faire la différence entre des hypothèses et des preuves. »
À partir de 2014, un groupe d'experts neutres a appliqué exactement ce que le Dr Guthkelch avait suggéré. L’Agence suédoise pour l’évaluation des technologies de la santé et l’évaluation des services sociaux, l’une des plus anciennes organisations d’évaluation médicale au monde, a chargé un groupe d’experts d'examiner la qualité scientifique des preuves du SBS afin de déterminer si celui-ci est un diagnostic fiable. Pendant plus de deux ans, le groupe d’experts a mené son étude et examiné systématiquement la littérature. Les conclusions du groupe ont été examinées par trois conseils scientifiques de la SBU et évaluées par des scientifiques externes avant leur publication en 2016. Les auteurs ont également publié leurs conclusions dans une revue médicale à comité de lecture en 2017, expliquant que « le principal problème dans les publications examinées était le risque élevé de biais dû à un raisonnement circulaire…»
La SBU a constaté qu’il n’existait pas d’études de grande qualité à l’appui du SBS, et qu’il n’existait pas d’études fondées sur des preuves attestées par des témoins indépendants ou enregistrées en vidéo. Quelques études utilisent plutôt des aveux et / ou des condamnations, tandis que la plupart utilisent des « équipes de protection infantile » pour classifier les cas de maltraitance. Le problème est que « les équipes de protection de l'enfance supposent généralement que lorsque la triade est présente, par défaut, cela signifie que le nourrisson a été violemment secoué. Comme cette hypothèse est utilisée dans la classification, la précision diagnostique de la triade, qui est extrêmement élevée, est évidemment basée sur un raisonnement circulaire et non pas des critères scientifiques. » Le rapport a constaté que toutes les études à l’appui du diagnostic de SBS étaient de « qualité médiocre » et comportaient un risque de biais élevé, à l’exception de deux études de qualité moyenne avec des lacunes méthodologiques supplémentaires.
Le rapport concluait : « Les preuves scientifiques permettant d'évaluer la précision diagnostique de la triade dans l'identification des secouements traumatiques (preuves de très faible qualité) sont insuffisantes. » Le rapport indique que, compte tenu du manque de preuves fiables à l'appui du diagnostic de SBS, il serait « incompatible avec les obligations professionnelles des médecins et les réglementations en matière de certification légale » de donner un avis définitif selon lequel un enfant a été secoué sur la seule base de la triade.
Les deux seules études identifiées par le rapport SBU comme étant de qualité moyenne reposent sur des aveux, mais les aveux des auteurs ne sont pas des preuves scientifiques. En tant qu'organisation concernée par les erreurs judiciaires dont sont victimes les innocents, nous sommes bien conscients de la prévalence des faux aveux, et nous sommes gravement préoccupés par tout diagnostic ou témoignage d'expert reposant sur de tels aveux. La science, particulièrement l'ADN, a prouvé que les gens avouaient des crimes qu'ils n'avaient pas commis avec une régularité effrayante. Aux États-Unis, environ 25% de toutes les exonérations d’ADN impliquent de faux aveux ou un plaidoyer de culpabilité. En outre, il a été constaté que certains aveux de secouements examinés par les tribunaux avaient été forcés ou entièrement fondés sur des informations qui leur avaient été fournies à titre de fait médical et, par conséquent, comme l'a souligné un tribunal, « sans valeur probante ». Un diagnostic médico-légal fondé principalement sur des aveux n'est pas fiable d'un point de vue juridique.
Les membres de l'Innocence Network ont collectivement examiné plus de 100 condamnations pénales fondées sur le témoignage de médecins selon qui la triade ou l'hémorragie rétinienne et sous-durale sont des preuves médicales du SBS. Basés en grande partie ou exclusivement sur de tels témoignages, des parents ou gardes d'enfants autrement décrits comme aimants, calmes et bienveillants ont été reconnus coupables de meurtre et condamnés à mort ou passibles d'une peine allant de plusieurs années à la prison à vie. Ces cas doivent être systématiquement identifiés et évalués.
Même avant le rapport de la SBU, le débat avait commencé à s'accélérer dans les tribunaux et dans la littérature médicale, scientifique et juridique sur le point de savoir si l'on pouvait diagnostiquer de manière fiable le SBS ou toute forme de maltraitance à partir de cette constellation d'observations médicales. La révision de 2009 de l'AAP indiquait que « peu de diagnostics pédiatriques suscitent autant de débats que le SBS. La controverse est alimentée [en partie parce qu'il] n'existe pas de test unique ou simple pour déterminer l'exactitude du diagnostic, et parce que les conséquences juridiques du diagnostic peuvent être importantes. »
Cette controverse, et les raisons qui en découlent, suffisent donc à elles seules pour que les tribunaux excluent les témoignages d’experts et annulent les condamnations basées sur ce diagnostic peu fiable. Maintenant, cependant, il y a plus qu'une controverse. Il existe un consensus général quant à l’existence d’erreurs passées, quant au fait que les études soutenant le SBS sont entachées d’un raisonnement circulaire, et que la meilleure preuve du diagnostic est constituée par les aveux présumés des personnes ainsi accusées. Plus important encore, un organisme scientifique indépendant a confirmé que les éléments de preuve ne sont pas fiables. Ces développements sont plus que suffisants pour que les tribunaux aient l'assurance que les diagnostics de SBS ou tout diagnostic de maltraitance fondé sur la présence d'hémorragies rétiniennes et sous-durales ne répondent pas aux critères d'admissibilité de Frye et Daubert.
Erreur passée
Il existe également un accord général sur les erreurs du passé. Par exemple, le rapport sur le SBS de 2001 de l'AAP affirmait ce qui était alors la croyance largement acceptée, mais erronée, selon laquelle « la constellation de ces lésions ne survient pas avec des chutes de faible hauteur ». Le ministère de la Justice a également déclaré que « les enfants ne meurent pas de simples chutes », et que les hémorragies rétiniennes ne se produisent que lors d’accidents de voiture graves ou de chutes de plusieurs étages sur une surface dure. Ces enseignements étaient faux.
Des études biomécaniques et des accidents avec témoins ou enregistrés en vidéo ont prouvé que les chutes accidentelles pouvaient causer ces lésions. Une Cour a conclu, en annulant une condamnation erronée : « Il a été prouvé que la croyance, populaire en 2001-2002, défendue par les experts de l'accusation lors du procès, selon laquelle les enfants ne meurent pas de chute de faible hauteur, est fausse ». La révision de 2009 du rapport de consensus a supprimé l'affirmation antérieure selon laquelle les chutes de faible hauteur ne causent pas la constellation de lésions. Elle a plutôt noté que le diagnostic de SBS était controversé en partie parce que « les mécanismes et les lésions entre les accidents et le SBS sont similaires… ». Pourtant, aucune tentative systématique n'a été faite pour identifier et revenir sur les condamnations injustifiées basées sur des témoignages d'experts dont nous savons aujourd'hui qu'ils étaient faux.
En outre, les poursuites de ce type continuent aujourd'hui, les récits de chute sont considérés comme étant falsifiés, sur une erreur de raisonnement consistant à considérer que les chutes de faible hauteur ne causent que rarement ces lésions et la mort. Nous sommes préoccupés par le fait que ce domaine de la médecine a exigé, et continue d'exiger, plus de preuves pour prouver l'innocence que pour prouver la culpabilité. Pendant des décennies, les parents et les personnes gardant des enfants déclaraient que leurs enfants étaient tombés et les emmenaient à l'hôpital. Mais si les tests révélaient des hémorragies rétiniennes et superficielles, et / ou si l'enfant mourait, ces informations étaient présumées fausses par des professionnels de santé qui considéraient que ce « récit incompatible » constituait en fait une preuve supplémentaire que la personne était coupable de violences. Les familles étaient séparées et les personnes gardant les enfants envoyées en prison. Ces explications n'ont commencé à être acceptées que lorsqu'il y a eu de nombreux cas de chutes de faible hauteur observées indépendamment, et enregistrées en vidéo, ayant abouti à ces constatations et au décès, ainsi que des études biomécaniques prouvant que les forces des chutes de faible hauteur suffisent à atteindre les seuils lésionnels connus.
À mesure que la médecine et la science biomécanique ont progressé, notre compréhension de ces découvertes et de leurs causes potentielles a aussi progressé. La liste des pathologies associées aux hémorragies rétiniennes et sous-durales ne cesse de s'allonger. Bien que les études et les témoignages d’experts devant les tribunaux fassent état de forces majeures et de traumatismes extrêmes, il est important de noter que les observations médicales ne comprennent souvent qu’une mince couche de sang sur le cerveau, des saignements microscopiques derrière les yeux et, dans certains cas, des lésions cérébrales associées à un œdème dû à un manque d'oxygène. Toutes ces découvertes sont maintenant connues pour se produire dans un large éventail de situations, à la fois naturelles et accidentelles.
Malgré ces avancées et les problèmes liés à la qualité des preuves scientifiques, les partisans du SBS continuent de témoigner que, selon leur opinion, des enfants ont été maltraités, mais ont également menacé ou tenté d'intimider des experts qui témoignent au nom des parents et nounous, appelant à la censure, au licenciement, au retrait de licence et à d'autres sanctions. Une telle intimidation est inappropriée et contraire à la recherche de la justice, de la vérité et de l’objectivité.
Recommandations
Afin d'identifier et de corriger les erreurs judiciaires, d'empêcher la condamnation future de parents innocents et la séparation injustifiée de familles, et d'améliorer la fiabilité du processus judiciaire dans ces affaires complexes, l'Innocence Network recommande ce qui suit :
- Les condamnations dans lesquelles les experts de l'accusation ont fourni un témoignage désormais connu comme étant faux, comme le rejet d'une chute accidentelle ou le témoignage selon lequel les hémorragies rétiniennes sont uniquement causées par des violences ou un traumatisme majeur équivalent à un accident d'automobile, doivent être identifiées, évaluées, et annulées si ce témoignage était potentiellement important pour le résultat.
- Les poursuites pénales ne devraient pas être fondées sur des preuves médicales contestées. Les témoignages d’experts prétendant « diagnostiquer » le SBS ou toute forme de maltraitance reposant sur la présence d’hémorragies rétiniennes et / ou sous-durales ne devraient pas être admis, car ils sont peu fiables.
- Le témoignage d'experts dans des affaires de SBS visant non seulement à identifier les conditions médicales rencontrées chez un enfant, mais également le comportement (actus reus) et l'état mental (mens rea - par exemple, intentionnel, imprudent, conscient ou similaire) d'un tiers, ne devrait pas être autorisé car il est scientifiquement peu fiable et usurpe le domaine de la justice.
- Étant donné que l'hypothèse du SBS et les causes des hémorragies sous-durales et rétiniennes impliquent des questions scientifiques non résolues, les experts ayant des perspectives différentes doivent être autorisés à parler, témoigner, mener des recherches et exprimer leurs opinions sans crainte de censure personnelle ou professionnelle, d'intimidation, de censure, ou de sanction.
- La suggestion du Dr Guthkelch et d’autres experts devrait être sérieusement envisagée, selon laquelle la terminologie médicale dans ce domaine devrait être modifiée afin d’établir une distinction entre constatations médicales et conclusions juridiques. « Traumatisme crânien intentionnel » et « syndrome du bébé secoué » ne décrivent pas des constatations médicales, mais invoquent une conclusion juridique allant au-delà de ce que la science médicale peut soutenir. Guthkelch a observé qu'un nom plus approprié pourrait être « hémorragie rétino-durale de la petite enfance » avec ou sans encéphalopathie, car « cela nous permettrait de rechercher le lien de causalité sans sembler présumer que nous connaissons déjà la réponse ».