L'avocat pénaliste Grégoire Étrillard a publié le 29 janvier 2019 une tribune dans le journal Le Monde, dans laquelle il pointe les dangers d'un raisonnement circulaire qui pourrait conduire à de fausses accusations de maltraitance.
Combien de familles condamnées pour maltraitance alors que leur enfant avait une maladie génétique rare, entraînant anomalies vasculaires, fragilités osseuses ou autres conséquences mal interprétées ? Combien d’enfants placés ? Si nous n’y prenons garde, nous pleurerons bientôt sur des quantités d’erreurs commises dans le cadre des procédures relatives aux bébés secoués, où la simple suspicion vous fait vivre un enfer.
Quelques exemples vécus. Ce sont ces parents qui viennent d’enterrer leur nourrisson, à qui on montre en garde à vue le crâne tronçonné de leur enfant, une photographie issue de l’autopsie : « Tu as vu ce que tu as fait ? Pourquoi tu n’avoues pas ? ». C’est ce père, à qui le juge d’instruction refuse d’aller à l’enterrement de son propre enfant, parce qu’il « ne le mérite pas ». C’est cette mère, qui n’a le droit de voir son bébé de trois mois qu’une heure par semaine, à qui on demande de partir au bout de quelques minutes parce que l’assistante sociale estime que le bébé est « perturbé » : pensez-vous, il a tourné la tête en la voyant... Histoires authentiques, drames réels ! Comment peut-on en arriver là ?
Tout le monde convient de la nécessité de signaler aux autorités les violences faites aux enfants : les enfants seront placés par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et les parents poursuivis. Si ces étapes sont indispensables en cas de maltraitance avérée, arracher un bébé à une famille innocente pour le placer à l’ASE n’est pas le protéger, mais créer un traumatisme majeur.
Ces décisions lourdes peuvent pourtant être prises dès qu’un examen médical, souvent diligenté en urgence, évoque un diagnostic de secouement. Le placement, effectué par précaution, dure régulièrement plusieurs mois : qui rendra aux familles ce temps perdu en cas d’erreur, ces parents qui n’étaient pas là pour les premiers mots, les premiers pas ? Or ces diagnostics de bébé secoué sont souvent contestables : comme Le Monde (supplément Science & médecine du 9 janvier) a pu le noter dans un récent article, la controverse n’est ni récente, ni limitée à la France.
Ces affaires commencent presque toujours par un signalement à l’hôpital : un bébé présente certaines lésions compatibles avec le syndrome du bébé secoué, telles que mentionnées par une recommandation publiée par la Haute Autorité de santé (HAS). Sur la base des éléments du dossier médical et des explications des personnes ayant la garde de l’enfant, le signalement pourra même indiquer que, selon cette recommandation, le diagnostic est « certain ».
Dès ce diagnostic « certain » établi, un coupable est tout trouvé : celui qui était avec l’enfant quand les symptômes sont apparus car, selon la recommandation de la HAS, « dans tous les cas, les symptômes surviennent immédiatement après le secouement ». C’est donc le père, la mère, la nounou. Ils n’avouent pas ? C’est ajouter l’indignité au crime : voilà comment les dérives commencent.
Croira-t-on ce que j’ai vécu dans ces procédures : des parents qui se voient expliquer que l’un des deux devrait se dénoncer pour que leurs enfants ne soient pas placés ? Ou que leurs enfants, même ceux qui n’ont rien à voir avec la procédure, seront placés jusqu’à ce qu’ils « disent la vérité », ou autre formulation invitant fermement à un aveu, peu importe qu’il soit authentique ou utilitaire ? Quel parent, même innocent, ne s’accuserait pas, si c’est la seule solution pour que ses enfants restent en famille ?
C’est que l’utilisation par la chaîne pénale de la recommandation de la HAS conduit à un raisonnement circulaire dramatique.
Première étape de la circularité : la recommandation de la HAS se fonde sur une collation d’articles scientifiques en grande partie validés par des condamnations en justice. Puisqu’il est évidemment impossible de secouer volontairement des enfants pour vérifier la véracité de la théorie, les scientifiques ne peuvent en effet se fonder que sur des données « objectives » : les statistiques de condamnations pénales.
Deuxième étape de la circularité : la recommandation de la HAS, telle qu’utilisée au plan pénal, crée une présomption de culpabilité en assimilant démarche diagnostique et démarche pénale. Comme pour toute démarche de soins, la recommandation invite au « diagnostic différentiel » en listant des explications alternatives au syndrome : face aux lésions observées, on teste chacune d’elles. Si aucune de ces explications n’est démontrée, c’est un cas potentiel de bébé secoué : ce syndrome est donc identifié par défaut.
Cette démarche diagnostique, conçue pour soigner en urgence, diffère de la démarche pénale, qui exige des certitudes : il faut démontrer qu’il ne peut s’agir de rien d’autre que d’un secouement. Or, bien souvent, les explications alternatives sont trop rapidement écartées : par exemple des antécédents génétiques, qui ne figurent pas au dossier médical... parce qu’ils n’ont jamais été abordés. Dans ce cas, l’expert écarte cette explication non démontrée et peut conclure au secouement. Cette démarche crée une présomption de culpabilité : c’est à la personne suspectée de secouement de démontrer qu’il y a une autre explication.
Troisième étape de la circularité : la présomption de culpabilité étant quasiment impossible à renverser, le suspect sera condamné et rentrera dans les statistiques validant la théorie. Car comment démontrer qu’il existe une autre explication ? Il faut conduire de coûteuses et longues expertises, génétiques ou autres, sans compter la possibilité d’une maladie encore inconnue. Les acteurs judiciaires, révoltés par le sort d’un enfant, voient souvent ces investigations comme l’impossibilité de confesser le crime et exercent une pression considérable sur les suspects. La relation du moindre incident prend des proportions d’aveux partiels : si le suspect déclare que la poussette a heurté une pierre, c’est le demi-aveu d’un secouement, pensent-ils – et faute à moitié avouée n’est jamais pardonnée ! La condamnation est quasi certaine, et la théorie validée.
Bien sûr, en France comme partout, des bébés sont violentés, secoués, tués, et il importe de les protéger. Mais l’horreur de ce constat ne doit pas anesthésier la pensée. Que dire lorsque des scientifiques, parce qu’ils émettent des doutes sur la recommandation de la HAS, sont taxés de « négationnistes », ou l’équivalent anglais : « denialistes » ? Ou quand les avocats de la défense sont présentés comme des mercenaires indifférents aux violences faites aux enfants ? Loin de ces outrances, le débat judiciaire doit faire la différence entre ceux qui soignent et ceux qui jugent : ce sont deux magnifiques vocations, mais deux démarches différentes.