Nous proposons la traduction d'un article de l'avocate américaine Diane Redleaf paru dans la revue The Atlantic le 27 janvier 2019, sur les signalements abusifs causés par des erreurs de diagnostic à l'hôpital. Les parents américains doivent souvent vivre sous supervision, avec la menace d'un placement de leur enfant s'ils ne se soumettent pas à toutes les restrictions imposées. La situation en France est encore pire, puisque les placements sont quasiment automatiques.
C'est trop facile pour des parents innocents de se retrouver victime du système de protection de l'enfance, et trop difficile de s'en sortir indemne.
Jacob Weidner a passé les douze premiers jours de sa vie branché à un ventilateur, dans une unité de soins intensifs néonatals, à l'hôpital pour enfant OSF HealthCare de Peoria, dans l'Illinois. On lui avait diagnostiqué une méningite. Après son retour à la maison avec ses parents, Michelle et David, Jacob devait être soigné par des médicaments donnés par un cathéter, et il avait des rendez-vous quasi-quotidiens pour des troubles cardiaques, respiratoires, hématologiques, et infectieux. On diagnostiquerait plus tard chez lui une maladie génétique rare.
Lorsque Jacob avait cinq semaines, le 8 octobre 2010, il a commencé à vomir de manière intense. Michelle l'a immédiatement emmené aux urgences pédiatriques de l'hôpital pour enfants OSF HealthCare, où il a cessé de respirer pendant quelques instants terrifiants. Les médecins ont rapidement réalisé un scanner cérébral, qui semblait montrer une fracture du crâne. À ce moment-là, un interne a appelé la hotline téléphonique pour l'enfance en danger, dans le but de signaler une suspicion de maltraitance sur Jacob. Selon Michelle, aucun des spécialistes suivant Jacob n'a été contacté avant le coup de fil.
Michelle a ensuite contacté le Centre pour la Défense de la Famille, un groupe que j'ai fondé et que j'ai dirigé, pour obtenir des informations et des conseils. Son histoire ne m'a pas surprise. J'ai travaillé avec des parents soupçonnés de maltraitance pendant de nombreuses années, et je partage son expérience ici parce qu'elle résume beaucoup des problèmes que j'ai vus, et elle suggère des manières d'y remédier.
Un système qui favorise les signalements injustifiés
L'histoire de Michelle ne devrait pas non plus surprendre ceux qui travaillent dans le milieu pédiatrique. Suite à une loi fédérale qui est passée pour la première fois en 1974, les médecins et les autres professionnels de santé sont dans l'obligation de signaler toute suspicion raisonnable de maltraitance aux autorités désignées de l'État. Mais c'est aux États de définir la maltraitance et le niveau de soupçon nécessaire pour effectuer le signalement, de définir qui doit signaler, d'établir les procédures pour les enquêtes (qui peuvent faire intervenir la police ainsi que les services sociaux), de définir les poursuites en cas de défaut de signalement, et d'établir les conséquences lorsque l'on retrouve des signes de maltraitance et de négligence.
Les législateurs ont mis en place ce système avec les meilleures intentions du monde : le but est de protéger les enfants et de sauver des vies. Mais le résultat de cette pression généralisée, renforcée par les poursuites civiles et pénales potentielles en cas de défaut de signalement, c'est une explosion du nombre d'appels téléphoniques. Selon un rapport de 2016, 7.4 millions d'enfants ont été signalés en une seule année. L'année dernière en Illinois, 77 422 familles ont fait l'objet d'enquêtes, mais seulement 20 203 signalements se sont révélés justifiés. Et pour les familles qui sont la cible de signalements infondés, les dommages peuvent être très importants.
Ceux qui font un signalement ne réfléchissent généralement pas à l'impact potentiel de leur appel sur ceux qui sont accusés. Ils s'attendent raisonnablement à ce que les services sociaux étudient chaque cas de manière compétente et qu'ils déterminent précisément les responsabilités de chacun. Pour certains, une allégation injustifiée de temps en temps est un dommage collatéral acceptable dans la lutte contre des crimes terribles. Mais comme l'histoire des Weidner le révèle, c'est plutôt facile pour des personnes innocentes de se retrouver prisonnier du système, et bien trop difficile de s'en sortir indemne.
De l'erreur médicale au signalement
L'interne qui a appelé les services sociaux a pensé que Jacob avait une fracture du crâne. Bien que l'hôpital ne souhaite pas commenter ce cas particulier à cause du secret médical, il dit que ses personnels sont dans l'obligation légale de signaler les cas de possible maltraitance, et qu'ils n'ont pas besoin de se concerter avec d'autres médecins s'ils ont une « cause raisonnable ». La maltraitance était une cause possible de la soi-disant fracture du crâne de Jacob, mais pas une cause particulièrement probable. Jacob n'avait aucun bleu ni aucun autre signe associé à la maltraitance, et il était en contact quasi-quotidien avec les médecins et les infirmières, qui auraient sans doute remarqué des signes de maltraitance ou de négligence. Si l'interne avait demandé à l'équipe qui s'occupait des Weidner (ce qu'il n'a apparemment pas fait, d'après Michelle Weidner), elle aurait vu qu'il s'agissait de parents attentifs et bienveillants, pas ceux qui présentent les facteurs de risque typiquement retrouvés chez les parents maltraitants.
Les autres membres du personnel, comme Michelle se rappelle, ont rapidement rassuré les Weidner que l'appel téléphonique, bien qu'obligatoire, ne reflétait pas leur opinion sur la culpabilité des Weidner. Après avoir reçu le coup de fil, cependant, les services sociaux ont traité les Weidner comme les principaux suspects d'une enquête ouverte pour maltraitance.
Le Dr Channing Petrak, par l'intermédiaire de son contrat avec les services sociaux de l'Illinois, a été chargée de fournir les preuves médicales à l'équipe d'investigation de l'État. Bien qu'elle soit pédiatre, on ne lui a pas demandé d'apporter de soins à Jacob.
Petrak a regardé le scanner cérébral et a interviewé les Weidner, qui ont totalement coopéré, croyant (à tort) que Petrak faisait partie de l'équipe diagnostique spécialisée de l'hôpital. Leur principale inquiétude concernait la santé de leur fils, qui incluait une fracture du crâne.
La vie sous surveillance
Selon un rapport des services sociaux, Petrak a dit aux services sociaux que Jacob avait « une grosse fracture » qui aurait pu avoir été causée « par un coup porté avec un large objet plat ». Selon les Weidner, une assistante sociale les a informés qu'ils devaient accepter un « plan de sauvegarde » obligeant à une surveillance de leur famille avec Jacob et leurs deux autres enfants jusqu'à nouvel ordre. Les Weidner ont commencé à vivre avec la peur terrible que leurs enfants puissent leur être enlevés à tout moment.
Les menaces de séparation des familles, accompagnées des restrictions sur la vie des familles durant les enquêtes des services sociaux, sont courantes dans de nombreux États, dont l'Illinois. Il y a plusieurs années, j'ai co-dirigé une plainte de groupe contre l'inconstitutionnalité des plans de sûreté. Mais en 2006, la Cour d'Appel pour le Septième Circuit a appelé ces plans des accords « volontaires », allant à l'encontre d'une conclusion d'un tribunal inférieur selon lequel les services sociaux menacent régulièrement les parents d'enlever les enfants pour qu'ils acceptent ces plans. La Cour d'Appel a déclaré qu'un vague pressentiment suffisait à l'État pour demander à ce que les parents acceptent les restrictions du plan de sûreté durant les enquêtes. (Des politiques correctives ont été adoptées en Illinois en 2016 après d'autres poursuites, mais ces nouvelles politiques n'ont pas encore été totalement mises en oeuvre dans l'État).
Le plan de sûreté des Weidner leur a causé beaucoup de stress en plus de la maladie de Jacob. Et pourtant, ils ont fait face à un fardeau moins extrême sur leur vie de famille que celui que de nombreuses autres ont connu. Lorsque Jacob est rentré à la maison après avoir passé sept jours à l'hôpital, des proches et amis de la région et d'autres États sont venus pour superviser la famille. Par comparaison, dans un cas de 2011, les grands-parents ont dû venir chaque semaine en Illinois depuis la Californie, pendant trois mois, pour surveiller leur fille avec son bébé jusqu'à ce que l'enquête ne soit abandonnée par manque de preuves.
Un cauchemar de 97 jours
Les Weidner avaient de nombreux avantages par rapport à la plupart des autres familles qui sont soupçonnées de maltraitance. D'abord, en tant que cadres diplômés de classe moyenne, blancs, ils étaient du côté privilégié par rapport aux minorités qui sont surreprésentées dans les contacts avec les services sociaux. En effet, une analyse de 2015 a montré que le Conté de Peoria enlève les enfants des familles afro-américaines quasiment huit fois plus que les autres. Les Weidner ont aussi eu plus de chance que de nombreuses autres familles, ils ont reçu des preuves rapides et conclusives qu'ils étaient innocentés. Dix jours après l'appel téléphonique, le 18 octobre, un neuroradiologue a dit qu'il ne voyait pas de fracture du crâne. Cette opinion a suffit à la police à fermer le dossier, dès le lendemain. Le surlendemain, les Weidner ont été libérés de leur plan de sûreté.
Michelle a demandé à l'assistante sociale si l'enquête était terminée, mais elle lui a répondu que Petrak voulait que l'enquête reste ouverte (Petrak a refusé de commenter ce dossier). Exaspérés, les Weidner ont emmené Jacob à un autre hôpital pour enfants en dehors de l'Etat, qui a confirmé qu'il n'y avait jamais eu la moindre fracture du crâne.
Quand bien même, les services sociaux ont refusé de bouger le petit doigt. Agissant sous des recommandations disant que les enquêtes ne doivent pas prendre plus de 60 jours, l'assistante sociale a demandé une extension le 55ème jour, prétextant qu'elle avait besoin de plus de temps pour compléter son dossier. C'est seulement après 97 jours passés sous le microscope des services sociaux que les Weidner ont reçu une notification par courrier leur disant que les soupçons de maltraitance étaient « infondés ».
L'expérience de 97 jours de Michelle Weidner avec les services sociaux l'a profondément perturbée. Elle a réalisé qu'elle n'était pas la seule parent à connaître une fausse accusation de maltraitance, et elle a demandé des réponses et des comptes.
Un système sans garde-fous
Dans un email à The Atlantic, les services sociaux de l'Illinois ont dit : « La première responsabilité d'une agence de protection de l'enfance est de protéger les enfants. Nous évaluons les appels pour déterminer si l'appelant a des informations crédibles au sujet d'une possible maltraitance ou négligence d'un enfant par un adulte. Si c'est le cas, nous assignons un travailleur social. Nous prenons les enquêtes très au sérieux, et nous basons nos conclusions en pesant les preuves. »
De plus, ils ont ajouté :
« Il est compréhensible que certains parents estiment que notre intervention était injuste et peut-être même inutile. Toute question sur ce qui se passe au sein d'un foyer familial est intrusive et perturbante, surtout lorsqu'il s'agit de maltraitance. Si ce cas s'est produit comme vous l'avez décrit, où un médecin a mal lu une radio, et que les services sociaux ont pris trop de temps pour terminer de remplir les documents, je comprends la frustration des parents. Rien de ce que je ne pourrais dire ne pourra changer cela, y compris la considération d'autres facteurs qui pourraient avoir influé sur l'enquête. Mais les parents ont été clairement entendus dans l'enquête et ils ont produit des éléments additionnels. Notre enquête est parvenue à la bonne conclusion en exonérant les parents. »
Comme je l'ai mentionné, Michelle m'a contactée pour avoir des informations, souhaitant mieux comprendre la manière dont le système de protection infantile fonctionne. En 2005, j'ai fondé, et depuis 2017, je dirige le conseil juridique au Centre de Défense Familial de Chicago. En 2011, lorsque j'ai rencontré Michelle, j'avais représenté des dizaines de familles qui avaient rencontré des problèmes similaires, souvent comme résultat d'un système qui manque de manière remarquable de garde-fous.
Des liens opaques entre médecins et services sociaux
J'avais vu des médecins travailler main dans la main avec les services sociaux pour décider des mérites des appels téléphoniques que leurs propres hôpitaux avaient placés, le meilleur moyen de tomber dans le biais de confirmation. Ils avaient rarement recours à des spécialistes indépendants, une pratique courante lorsque des controverses sont soulevées sur des faits contestés. Un petit groupe de pédiatres spécialisés en maltraitance servent de liaison entre les parents accusés et les autorités locales. Plus tard, si les affaires arrivent devant les tribunaux, les procureurs se basent largement sur ces mêmes pédiatres pour fournir des expertises médicales à l'encontre des parents accusés. Aucune des familles que j'ai représentées n'était informée que le pédiatre qui leur était assigné travaillait de pair avec les services sociaux. Des parents avaient partagé des histoires personnelles librement avec ces médecins payés par l'État, seulement pour découvrir que cette même information avait été mal transmise dans des notes par la police, les assistantes sociales, et les procureurs.
Le traitement des familles comme les Weidner soulève des questions sérieuses sur la question de savoir si le système est contraire aux standards éthiques codifiés de l'Association Médicale Américaine. Les médecins ont le devoir de faire connaître leurs contrats et on attend d'eux qu'ils obtiennent le consentement informé des parents avant d'accéder aux documents médicaux de la famille ou avant de les donner aux autorités. Les médecins devraient collaborer avec d'autres spécialistes avant d'aboutir à un diagnostic. À chaque fois, les parents me disent qu'ils étaient maintenus à l'écart. Ils n'ont jamais reçu la moindre excuse.
On a finalement diagnostiqué chez Jacob Weidner une maladie génétique rare, le pseudohypoaldostéronisme, et cette maladie inhabituelle a été traitée avec succès avant ses deux ans. Les Weidner ont vu ces accusations de maltraitance contre eux comme un stress qui les a pratiquement brisés à un moment où ils étaient le plus vulnérables, alors qu'ils recherchaient des réponses médicales pour leur fils fragile.
Un problème global
En mars 2011, Michelle Weidner a fait connaître son histoire dans un quotidien régional, et elle a commencé à recevoir des coups de téléphone. D'autres familles de l'Illinois du centre demandaient de l'aide pour se défendre contre des accusations de maltraitance du même type que celles qu'elle avait réussi à repousser. En janvier 2018, elle a participé à la fondation du Centre de Ressources pour la Justice des Familles (je suis l'une des présidentes). Cinq des huit membres sont aussi des parents auparavant accusés à tort par les services sociaux de l'Illinois. À cette date, Michelle Weidner a aidé plus de 25 familles à répondre à des fausses accusations de maltraitance basée sur des erreurs diagnostiques.
Elle n'est pas la seule parent à avoir voulu agir suite à des contacts avec les services sociaux. En 2013, un groupe de mères de plusieurs États, dont les familles avaient été accusées à tort d'avoir causé des fractures chez leurs enfants, a créé une organisation internationale appelée Familles Fracturées. Des membres de ce groupe ont récemment mis en place une campagne législative réussie pour obtenir de meilleures évaluations médicales indépendantes au Texas, culminant avec une loi de revue médicale en 2017. Cela a conduit à la création d'un nouveau système pour obtenir d'autres avis médicaux dans les cas où une maladie pourrait fournir une explication alternative à un diagnostic de maltraitance.
Malgré le passage de cette nouvelle loi, cependant, un couple du Texas qui a eu un enfant prématuré en mars n'a pas reçu d'aide de l'État pour obtenir un avis médical neutre. Durant une visite en avril à un hôpital d'Austin pour traiter une bronchiolite, l'équipe a vu une fracture inexpliquée de la côte et a appelé les services sociaux du Texas.
Après avoir décelé une possible seconde fracture de la côte, les services sociaux du Texas ont demandé à ce que la famille respecte un plan de sûreté. Les parents, en retour, ont souligné que les fractures pouvaient avoir été causées lors de la naissance ou à cause d'une maladie génétique éventuelle, et ils ont demandé à l'État une évaluation indépendante, mais cela leur a été refusé. La famille a dû rechercher par ses propres moyens cinq opinions médicales d'un généticien, d'un endocrinologiste, d'un obstétricien, d'un périnatologue, et d'un néonatologiste. Tous furent du côté de la famille, mais le pédiatre assigné par les services sociaux a continué de faire pression pour que l'enquête reste ouverte, jusqu'à ce que l'avocat de la famille n'intervienne. L'enquête des services sociaux contre la famille est restée ouverte pendant 71 jours, avec des surveillances imposées à la famille pendant 55 jours.
Mieux protéger les enfants en danger, et seulement ceux-là
Le système de protection de l'enfance a besoin de gardes-fous pour protéger les innocents. Le slogan « en cas de doute, signalez » conduit inévitablement à un stress inutile pour les familles accusées à tort. À moins qu'il n'y ait des raisons de craindre qu'un enfant risque d'être blessé de manière imminente, une revue médicale pour « suspicion raisonnable » devrait précéder plutôt que suivre une décision d'effectuer l'appel. Les États doivent prendre des décisions neutres. Les médecins qui travaillent directement avec l'État doivent faire connaitre leur rôle pour que les parents aient un choix authentique et juste sur la manière dont ils répondent aux accusations contre eux. Les parents ne devraient pas croire que les médecins qui évaluent la famille après un appel font partie de l'équipe qui prodigue les soins à l'enfant. Finalement, les longs délais pour conclure les enquêtes, surtout lorsqu'il n'y a pas de preuves de maltraitance par les parents, ne devraient plus être tolérés.
Les objectifs des lignes d'appel de protection de l'enfance et les enquêtes sont là pour détecter les personnes maltraitantes et les empêcher de faire du mal aux enfants. Les enfants réellement maltraités bénéficieraient énormément d'améliorations du système. Si les États faisaient un meilleur travail, et un travail plus rapide, pour trier entre les familles aimantes et les familles maltraitantes, alors les services sociaux auraient plus de temps pour aider les enfants qui sont réellement en danger. Les enfants réellement blessés par les parents, et les enfants de parents innocents, méritent tous un système de protection de l'enfance juste.
Diane Redleaf
Co-présidente de l'Union des Avocats des Familles