Le Guardian est un quotidien de presse britannique de référence. Il a publié en décembre 2017 un long article consacré à la controverse internationale autour du syndrome du bébé secoué. Nous revenons sur cet article en détail après en avoir fait un bref résumé il y a un an sur ce blog.
« Nous pensons que vous avez fait du mal à votre enfant »
Cette phrase résume l'histoire qui débute l'article. Cette histoire, c'est celle de Craig et Carla qui se sont précipités à l'hôpital avec leur bébé Effie qui venait de faire un malaise. Rapidement après leur arrivée, Craig et Carla ont constaté que les regards sur eux devenaient suspicieux. Ils ont ensuite été séparés et interrogés par la police. Un sergent leur a alors dit : « Nous pensons que vous avez blessé votre enfant. » Les examens avaient révélé la présence d'une hémorragie cérébrale, d'hémorragies rétiniennes, et d'un hématome sous-dural, du sang entre le cerveau et l'enveloppe que constitue la dure-mère.
Une controverse virulente
L'article aborde la controverse et la guerre qui se joue dans les salles d'audience :
Malgré l'assurance avec laquelle la police, le personnel hospitalier et les autorités locales traitaient les parents d’Effie, la science qui supporte le syndrome du bébé secoué est tout sauf certaine. En fait, la question de savoir si la « triade » de symptômes observée dans les scanners d’Effie est causée par des violences fait l'objet d'une véritable guerre chez les médecins, les scientifiques, et les policiers. Et c’est une guerre qui se joue, dans les salles d’audience, les unes après les autres — le sort des parents accusés dépend de la façon dont un expert ou un autre arrive à traiter leur cas.
D’un côté, il y a l’opinion de la police, des procureurs et des autorités médicales : lorsque cette triade de symptômes est retrouvée, elle est très fortement évocatrice de secouements, même en l'absence d'autres signes, tels que des contusions, blessures au cou ou fractures. Les membres de ces institutions officielles insistent sur le fait qu'ils sont uniquement motivés par le désir de protéger les bébés contre des parents dangereux ; ils caractérisent parfois leurs adversaires comme motivés par la gloire, ou l'argent, proposant leurs services d'expertise pour la défense contre des rémunérations lucratives.
De l'autre côté, on trouve les sceptiques. Ils avancent que les procureurs ne se préoccupent pas autant de la justice que du nombre de victoires remportées devant les tribunaux. Ils signalent des affaires très médiatisées dans lesquelles des poursuites de triades ont été annulées, des parents emprisonnés à tort et des enfants enlevés. Ils disent que l'on ne peut pas simplement regarder une radiographie ou un scanner et en déduire qu'un bébé a été secoué. Selon les sceptiques les plus connus, tels que le Dr John Plunkett, de l’hôpital Regina à Hastings, dans le Minnesota, le secouement n'est même pas une cause valide de la triade. « Vous ne pouvez pas causer ces lésions par un secouement », dit-il. « Il y a autre chose : l'enfant s’est cogné la tête contre le sol ou il y a une maladie sous-jacente. »
Les deux parties disposent de leurs propres spécialistes faisant autorité, spécialisés dans cette science, dont beaucoup sont formés par une vie entière d'expérience clinique ou en laboratoire. Mais les implications pourraient difficilement être plus graves. Il est impossible de trouver des chiffres précis sur les accusations ou les condamnations, car les accusations liées au secouement sont qualifiées de multiples façons, notamment d'homicide involontaire, de maltraitance d’enfants, de lésions corporelles graves, de négligence envers des enfants, etc. On estime cependant, qu'il y aurait environ 250 poursuites pour des cas de bébés secoués chaque année au Royaume-Uni. Aux États-Unis, le chiffre est plus proche de 1 500, et on considère que cinq parents au moins se trouvent actuellement dans le couloir de la mort en attente d'être exécutés pour avoir secoué à mort leur bébé.
Un débat de spécialistes aux conséquences disproportionnées
Les conséquences de ce débat hautement technique peuvent être considérables.
La particularité qui est au cœur de ces « guerres autour du bébé secoué » est que des professionnels de santé doivent établir si un acte illégal a eu lieu. C'est le diagnostic d'un crime. Même en l’absence totale de preuves corroborantes, les médecins doivent statuer, décider si ils peuvent détecter des signes de maltraitance avec suffisamment de certitude pour faire des affirmations qui changeront des vies. Des contentieux hautement techniques, impliquant un sous-ensemble d’un sous-ensemble de spécialistes, dont la mention serait ordinairement limitée à des notes de bas de page dans des revues universitaires, se retrouvent débattus devant des juges et des jurys.
L'article mentionne qu'il y a plusieurs cas médiatisés où des personnes ont été exonérées après un diagnostic invalide de maltraitance. À l'inverse, l'article évoque aussi un cas où un bébé a été placé suite à des lésions suspectes, avant d'être rendu à ses parents devant les incertitudes médicales du diagnostic. Malheureusement, cet enfant n'aurait jamais dû être rendu à ses parents au vu du profil extrêmement inquiétant du couple et surtout du père, de sa grande agressivité, et de ses précédentes condamnations pour violences. La fillette est décédée à l'âge de six ans sous les coups de son père. Ce drame qui a naturellement bouleversé l'opinion publique et donné lieu à des enquêtes administratives montre toute la difficulté de ces situations, et la nécessité de prendre tous les éléments en compte, médicaux et non-médicaux, pour prendre des décisions de justice, quelles qu'elles soient.
Un historique de la controverse
Le Guardian se livre à une mise en perspective historique intéressante. Elle permet de mieux comprendre le contexte, l'origine et l'histoire du syndrome du bébé secoué.
La genèse de cette situation très curieuse, c'est, dans une large mesure, l’histoire de la maltraitance infantile et de l'horreur qu'elle provoque dans notre société moderne. C'était une sorte de panique morale qui est à l'origine, à la fin du dix-neuvième siècle, de la création d'organisations telles que la Société Nationale pour la Prévention de la Cruauté envers les Enfants. C'est en 1874 qu'a eu lieu le procès à sensations de la famille d'accueil de la petite Mary Ellen Wilson, âgée de 10 ans, qui avait été battue, brûlée, lacérée, affamée et séquestrée à plusieurs reprises dans une sombre pièce de leur maison de Hell's Kitchen, à New York. Mais l'attention du public est vite retombée.
Il a fallu attendre l’usage médical généralisé des rayons X, pour voir le problème de la maltraitance infantile revenir sur le devant de la scène une nouvelle fois. En 1946, le radiologue pédiatrique John Caffey a commencé à remarquer des motifs étranges et récurrents sur les rayons X des nourrissons. Ils avaient des saignements dans la dure-mère et aussi des fractures répétées des os. Caffey était mystifié. Il a écrit sur cet étrange recueil de symptômes dans des articles scientifiques. Quelle pouvait en être la cause ? Scorbut ? Rachitisme ? Une nouvelle et étrange maladie infantile ?
Comme la technologie des rayons X devenait plus courante, d'autres radiologues ont commencé à noter les mêmes caractéristiques. Ce n’est qu’au début des années 1950 que certains ont commencé à se demander, tout en restant prudents, si les parents pouvaient avoir été malveillants. Quelques-uns sont même allés jusqu'à suggérer aux médecins de faire des enquêtes auprès des parents tout en restant très prudents.
En 1962, une publication a bouleversé les mentalités, les lois et fait exploser le nombre de signalements pour maltraitance, comme le relate la suite de l'article :
Puis, en 1962, le Dr Henry Kempe a publié une étude marquante dans le prestigieux Journal de l’American Medical Association. Le syndrome de l'enfant battu y décrivait 302 cas dans lesquels un parent avait délibérément blessé un bébé, un hôpital du Colorado ayant traité quatre enfants de ce type, en un seul jour. Kempe ajoutait une observation effrayante: « dans de nombreux cas », déclarait-il, « le parent coupable est celui qui donne l'impression d'être le plus normal ».
À l’époque, il était subversif et choquant de penser qu’un parent — et tout particulièrement innocent en apparence — pouvait délibérément faire du mal à son enfant. L’éditorial de la revue qui publiait l’étude de Kempe concédait : « L’implication selon laquelle des parents peuvent délibérément causer des blessures à leurs enfants est souvent difficile à accepter pour un médecin. Mais, peu importe à quel point cela peut être désagréable, l'histoire doit être examinée pour détecter des violences éventuelles et des études en laboratoire sont nécessaires pour confirmer ou infirmer les soupçons. » Dans la perspective actuelle, peut-être que le plus étonnant est cet étonnement, et les années qu’il aura fallu aux médecins pour accepter ce qui semble maintenant tragiquement évident — à savoir que sous des dehors ordinaires en apparence, des parents peuvent en effet être violents ou cruels. Les réponses choquées à l’étude de 1962 de Kempe, écrit Richard Beck, « en disent long sur le statut du noyau familial dans la société d'après-guerre : le prestige, le respect et surtout l'extraordinaire degré de confidentialité que les familles considéraient comme leur droit naturel ». Richard Beck est l'auteur d'un livre sur l'histoire des peurs paniques de maltraitance infantile.
Le papier de Kempe s'est abattu comme du napalm sur les notions naïves que le public se faisait du noyau familial considéré alors comme sûr et sacré. Des journaux et magazines nationaux, depuis Newsweek ou Time, jusqu'au magazine « Good Housekeeping » et « Parents » se sont mis à relater des histoires terrifiantes. Des séries télévisées populaires telles que « Ben Casey » et « Dr Kildare » ont commencé à inclure des scénarios sur le thème de la maltraitance infantile. Trois ans seulement après la publication de Kempe, 300 études supplémentaires sur la maltraitance infantile avaient été publiées. Bientôt, tous les États américains, à l'exception d'un seul, avaient adopté une loi sur le signalement obligatoire : désormais, lorsque les médecins trouvaient des indices de violences, ils étaient contraints par la loi de notifier les autorités. En 1974, 60 000 cas avaient été signalés. Quatre ans plus tard, ce nombre dépassait le million.
C'est dans ce contexte que Norman Guthkelch a suggéré un mécanisme et des causes pour des lésions bien particulières, intra-crâniennes et rétiniennes, donnant naissance au syndrome du bébé secoué. Notons d'ailleurs qu'il avait pris beaucoup de recul sur cette hypothèse, à la fin de sa vie :
En 1972, un neurologue britannique a suggéré une cause spécifique pour certaines de ces blessures. Norman Guthkelch a suggéré que des dommages pouvaient être causés par le ballottement du cerveau à l'intérieur du crâne. En 1974, Caffey, le radiologue qui avait détecté pour la première fois des symptômes étranges aux rayons X dans les années 1940, publia un article décrivant un « syndrome de secouement / coup de fouet nourrisson », caractérisé par des symptômes décelables aux rayons X, tels que des saignements dans le cerveau et les yeux. « Habituellement, écrit-il, il n’y a aucune histoire de traumatisme d'aucune sorte. » Désormais, quand les médecins découvraient de tels signes, ils disposaient d'un corpus émergent de littérature qui leur disait ce qui en était la cause. La triade est devenue l'outil de diagnostic pour détecter les maltraitances violentes.
L'article mentionne également la part de sensationnalisme, et le terreau favorable qu'il a pu constituer pour favoriser l'émergence du syndrome du bébé secoué :
Pendant ce temps, aux États-Unis et au Royaume-Uni, les inquiétudes concernant la maltraitance infantile cachée s'accentuaient rapidement. Tout le monde savait que les monstres maltraitant des enfants ressemblaient à des mamans et à des papas tout à fait ordinaires — et des mamans et des papas parfaitement ordinaires, il y en avait partout. Les années 1980 ont vu l’émergence de la « panique satanique », au cours de laquelle des parents et des tuteurs ont été emprisonnés pour des crimes étranges et déviants. Fran et Dan Keller d'Austin, au Texas, ont été faussement accusés d’avoir forcé des enfants, dans leur garderie, à boire du Kool-Aid mélangé avec du sang et à regarder le démembrement à la tronçonneuse, l'enterrement rituel de passants choisi au hasard. Malgré la folie hallucinogène des accusations, les Kellers ont passé 21 ans en prison. (Le couple a été libéré en 2013 et totalement innocenté en juin de cette année.) Le Royaume-Uni n'a pas été à l'abri de cette hystérie. En 1987, 121 jeunes à Cleveland ont été considérés comme maltraités et retirés de leur domicile, pour la plupart sur la base d'un test jugeant les niveaux de « dilatation anale » qui s'est avéré par la suite être associé à d’autres facteurs tels que la constipation grave.
À la fin des années 1990, le scepticisme du public est allé grandissant. Les accusations étaient devenues trop folles, des journalistes enquêtaient et un certain nombre de poursuites ont échoué. Mais au moment même où la situation se calmait, le syndrome du bébé secoué a ravivé la fascination du public. L'attention du public s'est détournée des « abus sataniques » pour se focaliser sur la possibilité que les bébés gardés par des gens en apparence totalement innocents aient été violemment secoués.
Le procès de Louise Woodward a constitué un tournant en focalisant l'attention médiatique :
Le syndrome du bébé secoué a attiré l'attention après le procès sensationnel mené en 1997 contre Louise Woodward, une nounou britannique, âgée de 18 ans, accusée puis reconnue coupable d'avoir secoué à mort Matthew Eappen, âgé de huit mois, chez lui, dans le Massachusetts. Les analyses de Matthew ont montré la triade classique. Premier symptôme : saignement dans la dure-mère. Cela a été causé par la déchirure, lors du secouement, des veines-ponts qui drainent le sang depuis le crâne. Deuxième symptôme : saignement rétinien. Cela a été causé par une déchirure au cours des secousses dans l'œil. Troisième symptôme: œdème cérébral. Cela a été causé par le secouement des fibres nerveuses dans le cerveau.
De telles blessures, a-t-on dit, ne pouvaient avoir été causées que par des secousses qui auraient entraîné la perte immédiate de conscience de l’enfant. Par conséquent, la personne qui était présente quand cela est arrivé était le coupable. C'était Woodward. Lors de l'interrogatoire, elle avait admis qu'elle n'avait pas été « aussi douce qu'elle aurait du l'être ». Il a été suggéré qu'elle avait causé un nouveau saignement au sein d'une blessure antérieure. Un jury l'a déclarée coupable de meurtre au deuxième degré, et elle a été condamnée à la prison à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de 15 ans.
C'est alors que quelque chose d'étrange s'est produit. Après avoir entendu le plaidoyer de la défense pour que l’inculpation soit transformée en un homicide involontaire, le juge a admis que Woodward n'avait pas été motivée par « la malveillance au sens juridique du terme, qui avait fondé une condamnation pour meurtre au deuxième degré » et a réduit sa peine à une peine de prison de seulement 279 jours — peine qui avait déja été purgée. Woodward était libre. En 2007, l'un des principaux témoins à charge, le neuroradiologue, le Dr Patrick Barnes, s'est rétracté. Les blessures, a-t-il déclaré aux journalistes, « auraient pu être accidentelles ». Il en était venu à croire, depuis, que la triade, était trop facilement utilisée comme indicateur de maltraitance. « Il ne fait aucun doute que des erreurs ont été commises et que des injustices en ont résulté. »
Le revirement d'une neuropathologiste pédiatrique
Waney Squier est une neuropathologiste britannique à l'origine de nombreuses publications scientifiques. Après avoir cru, comme la très grande majorité des experts, à la pertinence diagnostique de la triade pour détecter les maltraitances par secouement, elle s'est mise à douter et à devenir très critique de ce diagnostic. C'est l'histoire de ce revirement, et ses raisons, que l'article expose ensuite :
Neuropathologiste pédiatrique basée à l’hôpital John Radcliffe d’Oxford, Waney Squier a étudié environ 3 000 cerveaux de nourrissons et a contribué à la publication d'environ 120 articles dans des revues à comité de relecture. Dans les années 1990, au moment ou Woodward était jugée, elle croyait à la triade. À l'époque, elle partageait l'opinion d'à peu près tout le monde : la triade est un diagnostic de maltraitance. « Je marchais gaiement en disant : 'Je suis d'accord pour dire que c'est un syndrome du bébé secoué' », m'a-t-elle dit autour d'un café dans la cuisine de sa maison à Oxford. « Je suivais le mouvement, avec les autres. » En tant que témoin expert très en vogue, le témoignage de Waney Squier a été utilisé dans la poursuite de plusieurs parents, dont Lorraine Harris, qui avait été incarcérée pour homicide involontaire en 2000, son bébé de quatre mois ayant présenté les signes de la triade. Mais en 2005, Waney Squier était suffisamment convaincue de son erreur pour pouvoir s'exprimer lors du procès en appel de Harris. Harris a finalement été innocentée. Waney Squier m'a dit qu'elle se sentait « assez mal » pour son rôle dans la condamnation initialement erronée de Harris.
Ce sont les travaux pionniers du Dr Jennian Geddes, neuropathologiste, qui ont semé le doute chez Waney Squier pour la première fois. Les conclusions de Geddes, publiées en 2001, changeaient ce que presque tout le monde pensait connaître sur le syndrome du bébé secoué. Auparavant, l'opinion acceptée était que la violence des secousses avait pour effet d'étirer et d'endommager les fibres nerveuses, appelées axones, dans tout le cerveau du bébé. Lorsque ces « lésions axonales diffuses » (DAI) surviennent, les protéines qui voyagent généralement le long des axones ne sont plus en mesure de le faire. Elles commencent à s'accumuler, ce qui cause l’œdème. Mais Geddes avait accès à une nouvelle technologie, sous la forme d’un colorant qui souligne ce gonflement axonal dans les échantillons en tranches de cerveau en le colorant en or. « J'ai utilisé cela sur ces bébés qui auraient été secoués [à mort] », dit-elle. « Le crédo était qu’ils avaient souffert de DAI, et j’ai découvert qu'ils n’avaient pas subi de dommages axonaux du tout. Du moins, pas causé par un traumatisme. »
Le travail de Geddes était extrêmement convaincant. Bientôt, une puissante rébellion a commencé à se former. Des experts curieux, dans d'autres domaines, ont commencé à trouver de plus en plus de raisons de douter de l'ancienne théorie. Aux États-Unis, le docteur John Plunkett, médecin légiste, a publié des travaux suggérant que la triade pourrait être causée par d'innocentes « chutes de faible hauteur ». Les docteurs Marta Cohen à l’hôpital pour enfants de Sheffield et Irene Scheimberg à Barts à Londres ont publié un article dans lequel elles expliquaient que le saignement dural et l’œdème pouvaient être la conséquence ultime de toute une gamme de pathologies, allant des problèmes cardiaques à la septicémie ou encore au resaignement de lésions survenues à la naissance.
Les médecins ont commencé à remettre en question l'idée qu'un bébé puisse être tué par secouement sans présenter d'autre signe d'attaque violente. « Si vous agrippez un bébé assez violemment pour le secouer, vous allez le blesser », dit Waney Squier. « Vous allez lui fracturer les côtes, vous allez lui rompre le cou. Quand les bébés placés dans un siège auto orienté vers l'avant sont impliqués dans une collision frontale, ils présentent des fractures et des dislocations au cou et au dos. Ils ne présentent pas les signes du syndrome du bébé secoué. »
D'autres ont souligné le fait troublant qu'aucun témoin n'avait jamais vu un bébé être secoué avant de subir la triade. Norman Guthkelch, le neurologue britannique qui avait proposé le concept pour la première fois, était convaincu que des injustices endémiques se produisaient et devenait lors de la fin de sa vie un opposant de la « pensée dogmatique » des croyants de la triade. Il apparut alors que John Caffey, qui publia son papier majeur de 1974 peu de temps après Guthkelch, avait fondé sa théorie sur le « syndrome de secouement / coup de fouet nourrisson » en se basant principalement sur une histoire alarmante de Newsweek au sujet d'une nounou diabolique qui avait blessé 15 enfants et décrivait une agression tortueuse et des secouements dans une interview.
L'hypothèse Geddes, alternative au secouement, pour expliquer le mécanisme de la triade
L'article revient sur une hypothèse émise par Geddes au début des années 2000 :
Au fil des années, à partir des années 1990, l’idée que la triade indiquait toujours des maltraitances a été quelque peu atténuée. Et puis, en 2003, les sceptiques ont reçu une autre arme puissante sous la forme d'un nouveau document de Geddes. Connu familièrement sous le nom de « Geddes III », il décrivait un scénario selon lequel le manque d'oxygène provenant de quelque chose d'aussi innocent qu'un étouffement pourrait provoquer une cascade d'événements aboutissant à la triade.
Alors que les arguments contre le syndrome du bébé secoué gagnaient du poids, les scientifiques rebelles se sont retrouvés de plus en plus sollicités en tant que témoins experts. Alors qu'ils progressaient dans les salles d'audience mettant en doute la science, des poursuites ont échoué et des parents condamnés ont été libérés en appel.
Les procureurs ont lancé une contre-attaque. Leur première victoire a eu lieu en 2005, lors d’une audience en appel contre trois condamnations dans des affaires de bébés secoués, dont celle de Lorraine Harris. Geddes, qui admet qu’elle ne « trouve pas facile de raisonner debout face à un tribunal », a été contre-interrogée à propos de sa nouvelle publication, Geddes III, qui s’était avérée décisive pour renverser des condamnations. A l'issue d'un interrogatoire poussé sur ses thèses, elle a reconnu : « Je pense qu'il se pourrait que ma théorie ne soit pas tout à fait exacte. » Celui qui l'interrogeait rétorqua : « Docteur Geddes, des cas à travers tout le pays sont jugés dans lesquels le papier Geddes III est cité à maintes reprises par la défense pour montrer que la théorie officielle est fausse. »
« Je suis vraiment désolée », dit-elle. « Ce n’est pas un fait, c’est une hypothèse. » Elle essaya de souligner que la triade, dans son interprétation conventionnelle n'était également qu'une hypothèse. Mais c'était trop tard. Dans leur attendu, les juges ont écrit que la théorie de Geddes « ne peut plus être considérée comme une cause crédible ou alternative de la triade ». Le service des procureurs de la Couronne a officialisé la décision dans un communiqué de presse. Geddes a vu l'audience comme une attaque préméditée contre son intégrité. C'était « horrible », se souvient-elle. « Je suis restée deux jours en contre-interrogatoire. C'était une tentative pour démolir ma théorie, prouver que mes recherches ne valaient rien et que j’étais malhonnête. »
« Par qui ? » lui ai-je demandé. « Je n'en ai aucune idée », m'a-t-elle répondu. « La police, les services de la protection de l'enfance. Je ne sais pas. »
Le procès contre Waney Squier
Parce qu'elle doutait du diagnostic classique du syndrome du bébé secoué, suite à ses recherches et ses découvertes scientifiques, Waney Squier a fait l'objet de vives représailles Elle a été temporairement radiée de l'ordre des médecins avant de pouvoir le réintégrer de nouveau, en appel.
Après le départ de Geddes, cette ligue de forces mystérieuses devait encore faire face à Squier, Cohen et Scheimberg. En septembre 2010, un plan destiné à s'occuper d'elles a été expliqué par un agent de la police lors d'une présentation Powerpoint. L'avocate Heather Kirkwood en a été témoin, à la onzième conférence internationale sur le syndrome du bébé secoué à Atlanta. Cette année-là, une demi décennie plus tard, les participants célébraient encore l'humiliation de Geddes. « Ils se moquaient d'elle, la caricaturaient en imitant l'accent anglais et en citant son témoignage de manière erronée », se souvient Kirkwood. « C'était tout un show. »
Mais Kirkwood a été stupéfaite par une présentation dirigée par Colin Welsh, enquêteur spécialisé dans les homicides par maltraitance sur les enfants. C’était, dit-elle, « une description des efforts conjoints du nouveau Scotland Yard, du conseil des procureurs, et des experts médicaux de l'accusation pour empêcher le Dr Squier et le Dr Cohen de témoigner pour la défense. » Dès que Kirkwood s’est rendue compte de ce qu’elle voyait, elle a sorti son cahier et s'est empressée de prendre des notes. Ces notes retranscrivent en substance les propos de Welsh, expliquant que les poursuites dans les cas de bébés secoués au Royaume-Uni étaient « dans une situation catastrophique », et qu'il y avait une « faille systématique » qui empêchait d'obtenir des condamnations. La plupart de ces problèmes étaient imputables à la « même poignée de témoins experts qui venaient aux procès semer la confusion dans l'esprit du jury avec la complexité de cette science ». Le plan était de s'occuper d'eux. La police et les procureurs remettraient en question leurs qualifications, leurs antécédents professionnels et leurs papiers académiques pour « voir si on trouverait quelque chose ». Les témoignages antérieurs des tribunaux seraient passés au crible pour détecter d'éventuels problèmes. Si des problèmes étaient découverts, des plaintes seraient déposées.
De retour au Royaume-Uni, Waney Squier avait déjà été ciblée. Le 23 juin 2010 au matin, alors qu'elle était à son bureau à l’hôpital, elle a été dérangée par un coup de téléphone. C'était un avocat avec qui elle avait travaillé sur une affaire. « Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu étais convoquée par le grand conseil de l'ordre des médecins ? » lui demanda-t-il. Il appelait de la cour. « Parce que je ne le suis pas », dit-elle. Squier était déconcertée. Une enquête du conseil général de l'ordre des médecins pouvait difficilement être plus grave. « Ne sois pas si stupide. »
« Eh bien, ce policier est entré dans le tribunal ce matin et a dit au juge que vous l'étiez », a déclaré l'avocat.
Les documents du conseil sont arrivés par courrier recommandé le lendemain. « C'était horrible », dit-elle. « Absolument horrible. » Et ce n’était pas seulement Waney Squier. Bientôt, Scheimberg et Cohen se voyaient également notifier des poursuites à leur encontre.
Un organisme appelé Agence nationale d’amélioration des services de police s’était officiellement plaint que Waney Squier avait interprété la science du syndrome du bébé secoué de manière malhonnête, lors de procès concernant six nourrissons entre 2007 et 2010. La plupart des allégations portaient sur le mode de sélection des preuves, s'égarant dans des domaines extérieurs à son expertise et faisant sciemment des déclarations non étayées scientifiquement. La plupart des auditions se sont déroulées sur six mois à compter d'octobre 2015. « L'audience a été terrible », dit-elle. « Le contre-interrogatoire était implacable, avec des débats éprouvants, usants. » Les témoins experts auxquels elle s’était opposée au cours des procès ont témoigné contre elle. « J'ai trouvé que les experts de la poursuite étaient si affreux, si arrogants. » Le verdict, lorsqu'il a été rendu, était écrasant : 130 accusations portées contre elle ont été considérées comme prouvées. Waney Squier, selon le jugement, avait agi de manière « trompeuse, irresponsable, malhonnête et susceptible de jeter le discrédit sur la réputation de la profession médicale ». Elle était exclue. « Ce fut dévastateur », dit-elle.
Waney Squier a fait appel de la décision du tribunal. Bien que les juges d’appel aient convenu qu’elle n’avait pas travaillé « dans les limites de ses compétences, de manière objective et impartiale et en tenant dûment compte du point de vue des autres experts », ils ont déclaré dans une décision cruciale qu'elle n'avait pas été délibérément malhonnête. Sa radiation de l'ordre des médecins a été annulée. Il lui a cependant été interdit de travailler comme témoin expert pendant trois ans, à l'issue desquelles elle serait alors à l’âge de la retraite. Quant aux deux autres experts, Scheimberg a été blanchie à la suite d’une enquête menée par la Human Tissue Authority, et la plainte de l'ordre contre Cohen a été abandonnée.
En fin de compte, le plan a été un succès spectaculaire. Il a été extrêmement efficace pour réduire au silence les sceptiques et les empêcher d’assister la défense. « Je reçois des courriels hebdomadaires pour suivre des cas de bébé secoué », explique Cohen. « Mais je ne les traite pas. » On dit que c'est de plus en plus dur de trouver quelqu'un pour s'exprimer sur des cas comme celui de Craig Stillwell. Kate Judson, une avocate, a déclaré aux journalistes: « Sans Squier, Cohen et Scheimberg, je n’ai plus personne vers qui les envoyer. »
D'autres articles ou tribunes sont parus sur le site du Guardian à son sujet. Dans un billet, le procès qui lui a été intenté devant le conseil de l'ordre a été comparé à un procès galiléen, c'est-à-dire le procès mené par une institution dogmatique contre un scientifique pour ses travaux remettant en cause l'opinion dominante. Il y était également mentionné que les membres du jury n'avaient d'ailleurs quasiment aucune qualification en médecine. Différentes opinions et lettres de soutien ont été publiée dans le Guardian. Une lettre ouverte a été signée par de nombreux spécialistes lors de l'annonce initiale de sa radiation, estimant que l'institution qui l'avait condamnée s'était comportée comme un « tribunal de l'inquisition moderne ». Enfin un article a relayé la victoire de Waney Squier en appel ou elle avait réintégré l'ordre des médecins, même s'il ne lui était plus possible de témoigner dans les tribunaux pendant trois ans.
Remises en question
La suite de l'article présente les points de vue d'experts ayant témoigné contre Waney Squier. On peut constater qu'ils maintiennent leurs positions et défendent la triade comme preuve de secouement. Ils se basent sur leur pratique clinique pour motiver leur opinion.
En ce qui concerne la petite Effie, elle a été rendue à ses parents après que des médecins ont jugé que sa maladie, le syndrome d'Ehlers-Danlos, transmise par sa mère Carla, pouvait expliquer les lésions. Le spécialiste du syndrome du bébé secoué était néanmoins le seul à ne pas être d'accord et à être persuadé de la culpabilité des parents.
En avril 2017, le juge des enfants a recueilli le témoignage de six témoins experts, dont l'hématologue Russell Keenan, qui a déclaré qu'Effie pouvait présenter des saignements spontanés « sans aucun traumatisme ». Le juge en a conclu que le malaise d’Effie avait « très probablement été la conséquence d’une maladie évoluant naturellement ». Elle a félicité Craig et Carla pour leur « maturité et leur retenue » et a reconnu « l'horreur inimaginable » de ce qu'ils avaient vécu. Effie est maintenant de retour chez ses parents et se développe normalement.
Mais un expert a été insensible au diagnostic de Carla : Stoodley. « Il a été horrible », dit Carla. « Il disait toutes ces choses négatives et faisait croire que c'était un fait. »
« Il disait que ça ne pouvait être rien d'autre qu'un syndrome du bébé secoué », dit Craig.
Stoodley reste convaincu que le bébé de Craig et Carla a été secoué. « C'est ma conclusion et je ne vois rien d'autre depuis le jugement qui pourrait me faire changer d'avis », dit-il. « Je ne connais aucune évidence clinique permettant de dire que le syndrome d'Ehlers-Danlos pourrait causer ces lésions. »