Nous proposons la traduction d'un article paru en novembre 2018 dans une revue juridique américaine, The Champion, revue de l'association nationale des avocats pénalistes américains (40 000 membres). Cet article, écrit par un pathologiste et un avocat, dénonce l'utilisation dans les tribunaux de l'idée reçue selon laquelle les hémorragies rétiniennes fournissent un élément fort de maltraitance chez le nourrisson.
Il y a une croyance ancienne et répandue en pédiatrie, selon laquelle la découverte d'hémorragies rétiniennes (HR) chez un nourrisson ou un jeune enfant est une preuve sérieuse de maltraitance. Cette croyance, qui date de plusieurs décennies, a été la pierre angulaire du syndrome du bébé secoué (SBS) ou du traumatisme crânien intentionnel (AHT). Pendant des décennies, les étudiants en médecine ont appris que les hémorragies rétiniennes chez un nourrisson ou un jeune enfant indiquent une maltraitance jusqu'à preuve du contraire. Ce dogme a eu, et continue d'avoir des implications juridiques énormes : des témoignages d'experts concernant les hémorragies rétiniennes constituent une preuve puissante dans les tribunaux, témoignages qui ont été utilisés par les procureurs et les agences de protection infantile dans des milliers d'affaires criminelles et dans les tribunaux juvéniles.
Cet article montre que les croyances sur les hémorragies rétiniennes ne sont pas fiables sur le plan juridique, et seraient même entièrement fausses, et pourtant elles sont fondamentales pour le diagnostic de bébé secoué. Le débat sur la fiabilité juridique des hémorragies rétiniennes s'inscrit plus généralement dans le cadre d'une discussion sur le diagnostic multifactoriel du syndrome du bébé secoué. Cet article exhorte les juristes à aborder distinctement et frontalement les croyances sur les hémorragies rétiniennes dans les tribunaux. Les tribunaux ne devraient plus continuer à accepter des témoignages d'experts sur la soi-disant valeur légale des hémorragies rétiniennes.
La rétine
La rétine est une fine membrane du tissu cérébral qui tapisse l'arrière de l’œil. Lorsque la lumière passe à travers l’œil jusqu'à la rétine, elle déclenche des impulsions électriques et chimiques qui sont transmises par l'intermédiaire du nerf optique jusqu'au cerveau. En retour, le cerveau traduit ces impulsions en images visuelles. Notre rétine travaille avec nos nerfs optiques et notre cerveau pour nous permettre de voir.
La rétine a plusieurs couches, et pourtant elle est très fine : seulement un demi-millimètre d'épaisseur environ. Dans son plus grand axe, la rétine d'un jeune enfant mesure environ trois centimètres. La rétine reçoit du sang principalement par l'artère centrale de la rétine ; après être entrée à l'arrière de l’œil, l'artère donne lieu à des branches qui apportent le sang aux capillaires à travers quasiment toute la rétine.Son homologue pour le retour du sang est la veine centrale de la rétine qui, elle aussi, a plusieurs branches qui s'étendent à travers la rétine.
Lorsque n'importe lequel de ces vaisseaux rétiniens laisse s'écouler du sang en dehors de ses structures, ces hémorragies forment des tâches de sang que l'on appelle des hémorragies rétiniennes (HR). Les hémorragies rétiniennes ne sont pas visibles simplement en regardant quelqu'un : elles doivent être recherchées via un examen ophtalmologique ou le prélèvement et la dissection des yeux à l'autopsie. De manière générale, en ce qui concerne les nourrissons, ces examens des yeux ne sont effectués que lorsque le syndrome du bébé secoué est suspecté.
Origines de la croyance que les hémorragies rétiniennes indiquent la maltraitance
La découverte d'une association potentielle entre les hémorragies rétiniennes et la maltraitance date de la fin des années 1960. Ce timing n'est pas un accident. Les médecins ne s'intéressaient pas beaucoup à la maltraitance jusque dans les années 1960. Cela a changé rapidement après un article médical influent en 1962, qui défendait l'idée que les médecins devaient jouer un rôle plus important pour identifier et signaler la maltraitance.
Cet article a donné lieu à un intérêt médical très important pour la maltraitance infantile, ce qui a conduit à une augmentation exponentielle de la littérature médicale sur les signes physiques qui sont suspicieux de maltraitances. À la fin des années 1960, les médecins ont commencé à remarquer que beaucoup d'enfants maltraités avaient des hémorragies rétiniennes.
Au début des années 1970, un radiologue américain et un auteur d'ouvrages médicaux appelé John Caffey, qui avait écrit sur les lésions suspectes chez les enfants depuis les années 1940, a publié trois articles. Ces articles insistaient sur le fait que le secouement est la cause majeure de lésions intracrâniennes chez les jeunes enfants, et qu'il expliquerait le scénario assez courant où des enfants emmenés à l'hôpital ont des hémorragies intracrâniennes (souvent dans l'espace sous-dural autour du cerveau) et des signes d'atteinte neurologique, sans qu'ils ne présentent de signes externes d'impact ou d'autre traumatisme à leur tête. Caffey a aussi dit que le secouement pouvait expliquer les hémorragies rétiniennes souvent retrouvées chez les enfants maltraités, dont il attribuait l'origine de manière spéculative à des forces de traction au sein des yeux durant le secouement.
L'hypothèse de Caffey que le secouement causait des hémorragies sous-durales et rétiniennes ainsi que des lésions cérébrales est ensuite devenu le syndrome du bébé secoué. Et bientôt, cette idée a été largement acceptée en pédiatrie.
Les hémorragies rétiniennes deviennent quasiment diagnostiques de maltraitance
A la fin des années 1970, l'hypothèse que les HR peuvent être causées par un secouement et d'autres forces « d'accélération-décélération » a commencé à se transformer en un dogme médical assez catégorique selon lequel ces hémorragies sont quasiment toujours synonymes de maltraitance. Par exemple, un article de 1979 reportait que les « hémorragies rétiniennes chez des enfants de moins de trois ans, avec ou sans d'autre preuve de traumatisme, sont pathognomoniques [totalement caractéristiques] du syndrome des enfants battus ».
Cette idée a dominé la littérature médicale et médico-légale pendant des décennies. Un traité de 2001 sur le SBS expliquait que « la présence d'HR est quasiment diagnostique d'un enfant violemment secoué en l'absence d'un traumatisme accidentel sévère ». Un guide de 2002 du département de la justice sur la maltraitance infantile disait : « selon toutes les études crédibles des dernières années, les HR chez les nourrissons sont, en pratique, des preuves conclusives du SBS en l'absence d'une explication acceptable », les seules « explications acceptables » listées étant les accidents graves de la route et les chutes de plusieurs étages sur une surface dure.
Les comités sur la maltraitance infantile des organisation médicales majeures, comme l'Académie Américaine d'Ophtalmologie et l'Académie Américaine de pédiatrie, ont publié des communiqués promouvant le lien médico-légal entre les HR et la maltraitance infantile. Les pédiatres et des pathologistes attribuaient souvent un poids important à la présence d'hémorragies rétiniennes lorsqu'ils témoignaient qu'un enfant était maltraité. Par exemple, dans un dossier de 2008 dans le Mississippi, a été cité le témoignage d'un expert de l'accusation selon lequel « les HR (...) ne peuvent être causées que par un écrasement massif du cerveau, comme si une voiture roulait sur la tête d'une personne, ou alors par le SBS. »
Des questions émergent
La croyance que les HR prouvent la maltraitance a émergé dans la littérature médicale sur quasiment la seule base de spéculations. Mais, avec le temps, cette croyance en est venue à reposer sur trois fondements principaux.
Le premier était que les HR chez les jeunes enfants reflètent des lésions traumatiques à la rétine qui ont lieu au cours d'un secouement violent, lorsque le corps vitré et la rétine se déplacent à des vitesses différentes et se cisaillent l'une sur l'autre. Cette hypothèse est connue sous le nom de théorie de la traction vitréo-rétinienne. Le corollaire de cette théorie est que, lorsque les HR sont retrouvées, on peut supposer que l'enfant a subi un traumatisme sévère d'accélération-décélération.
Deuxièmement, des études médicales ont rapporté une association très forte entre les HR et la maltraitance (allant de 50% à 100%) et, par contre, une très faible association entre ces hémorragies et les traumatismes accidentels. En effet, un ophtalmologue pédiatrique réputé et spécialiste de maltraitance a passé en revue la littérature en 1990 et a observé : « Il est difficile de répondre à la question de savoir si un traumatisme autre que celui infligé délibérément à un nourrisson dans le cadre de maltraitances peut causer des HR. » En 2000, il a aussi observé : « La plupart des auteurs ne retrouvent aucune HR chez les enfants de moins de trois ans victimes de traumatisme accidentel à la tête en présence de lésions sévères au cerveau, et d'hémorragies sous-durales et/ou épidurales. »
Le troisième fondement était que les HR dans les cas de maltraitance s'accompagnaient occasionnellement d'autres lésions rétiniennes, telles que les plis maculaires et le rétinoschisis. Selon la théorie, ces autres lésions reflétaient aussi la traction vitréo-rétinienne, car elles ne sont retrouvées que dans le contexte du SBS ou d'accidents similaires à un accident de voiture.
Le fait que le corps médical dans son ensemble en soit venu à croire que les HR étaient à ce point spécifiques de traumatisme en général, et de secouement en particulier, est stupéfiant. Avant l'avènement du scanner et de l'IRM dans les années 1970, les médecins craignant que leurs patients ne soient atteints de saignements intracrâniens ou de collections liquidiennes (quelles qu'en soient leurs causes) vérifiaient les yeux des patients pour rechercher des HR. Si les HR étaient présentes, les saignements intracrâniens ou les collections liquidiennes l'étaient également.
Cette compréhension clinique (que les HR étaient une conséquence prévisible d'augmentation rapide de la pression intracrânienne qui peut accompagner des hémorragies intracrâniennes) était largement acceptée depuis les années 1900. Un article de 1957 a confirmé expérimentalement cette compréhension, en provoquant des HR chez des primates chez qui la pression intracrânienne était augmentée. Pourtant, les pédiatres soutenant la signification médico-légale des HR ont négligé ces connaissances, les ont considérées inapplicables aux enfants, ou les ont rejetées au motif qu'elles n'étaient pas fiables car elles précédaient la découverte du SBS.
Les croyances sur les HR ont cependant commencé à faiblir lorsque les bases de ces croyances ont été examinées, même si cela n'a pas eu lieu avant le début des années 2000. Le principal point de controverse peut être décrit de la manière suivante.
D'un côté, il y a la croyance que les HR dans ces cas reflètent la traction vitréo-rétinienne, c'est-à-dire, les lésions mécaniques causées à la rétine par le secouement ou un autre traumatisme sévère d'accélération-décélération.
D'un autre côté, il y a la croyance que les HR ne reflètent pas un dommage mécanique à l’œil, mais que le saignement rétinien est au contraire une conséquence secondaire d'une autre pathologie ou d'une combinaison de pathologies, comme une pression intracrânienne augmentée, des hémorragies intracrâniennes, des fluctuations dans le flux sanguin, des anomalies du saignement ou de la coagulation, un manque d'oxygène (hypoxie), et/ou du temps passé sous ventilation artificielle.
La différence entre les deux approches est critique d'un point de vue médico-légal : si les HR sont une conséquence secondaire, alors elles peuvent être retrouvées dans une variété de circonstances traumatiques ou non qui ne font pas intervenir un secouement ou une maltraitance. Au contraire, si les HR reflètent un dommage mécanique à l’œil causé par des forces sévères d'accélération-décélération, alors l'argument que l'on peut inférer la maltraitance à partir des HR (en l'absence d'un traumatisme accidentel majeur) a une validité beaucoup plus grande.
Pendant des années, ce débat a fait rage dans la littérature médicale et scientifique. Mais désormais, l'argument en faveur des HR comme étant simplement une conséquence secondaire est énorme. Au minimum, les preuves scientifiques et nos connaissances actuelles limitées sont très loin d'être suffisantes pour continuer à autoriser dans des affaires juridiques des témoignages selon lesquels les HR constituent une preuve fiable de secouement, d'accélération-décélération, ou de maltraitance.
La théorie de la traction vitréo-rétinienne a été adoptée sans être testée avec la moindre méthodologie, sans être démontrée expérimentalement. Au cours des dernières années, plusieurs études animales ont échoué à valider la théorie qu'un secouement violent puisse causer de manière reproductible des HR.
Par exemple, dans une une étude de 2017, 50 porcelets ont été secoués à des niveaux similaires au secouement violent, pourtant « aucune lésion oculaire » n'a été rapportée chez aucun des animaux. Au contraire, la compréhension médicale au cours des cent dernières années, en dehors du contexte de la maltraitance, est que les HR constituent une conséquence potentielle d'augmentation de la pression intracrânienne et d'hémorragies intracrâniennes, et cette hypothèse a été confirmée à de multiples reprises.
De plus, si les HR constituent une lésion physique distincte et directe, et non pas une cascade secondaire d'autres pathologies, alors on devrait s'attendre à en voir régulièrement dans des cas où des enfants n'ont pas d'hémorragies intracrâniennes ou d'autres pathologies intracrâniennes. Mais les études ont démontré que cela n'était quasiment jamais observé. En effet, les études confirment que les HR sont extrêmement rares chez les enfants qui n'ont pas également des hémorragies intracrâniennes, des lésions cérébrales, ou des troubles de la coagulation.
La littérature rapporte des cas d'HR apparaissant dans une grande variété de circonstances traumatiques et non-traumatiques, allant de l'infection sévère à des maladies naturelles, des chutes de faible hauteur et d'autres accidents domestiques (où des lésions intracrâniennes ont lieu), des blessures par écrasement, des troubles de la coagulation, des conséquences de l'altitude, des anévrismes, et comme conséquence de naissances normales. Qu'une telle variété de conditions (traumatiques et non-traumatiques) puissent conduire à des HR est difficilement conciliable avec l'idée que ces hémorragies sont une preuve de secouement, de maltraitance, ou même de traumatisme.
Mais alors, comment expliquer les études qui démontrent des associations aussi fortes entre les HR et la maltraitance ? Ces études souffrent de failles méthodologiques. En particulier, elles sont circulaires. C'est une prophétie auto-réalisatrice qui conduit à « montrer » une forte association entre les HR et la maltraitance.
Voici les grandes lignes du problème. Les études qui supposaient comme valides les hypothèses sur les HR n'ont commencé à être menées qu'après que le diagnostic de SBS ne soit généralement accepté. Cela signifiait que les médecins intervenant dans ces études avaient été formés en supposant que les hémorragies sous-durales et rétiniennes chez les jeunes enfants, en dehors des cas de traumatismes majeurs comme lors d'un accident de voiture, avaient été secoués et maltraités. Les enfants avec ces signes étaient donc quasiment toujours classifiés comme des victimes de SBS. A l'inverse, l'enfant qui n'avait pas d'hémorragies sous-durales ou rétiniennes, ou qui avait été victime d'un traumatisme majeur comme un accident de voiture, était classé comme une victime d'accident ou d'une autre pathologie. De manière prévisible, les études reportaient alors que les HR étaient très courantes chez les enfants maltraités, mais très rares dans les traumatismes accidentels, sauf dans les cas de traumatisme majeur.
En résumé, puisque les études ont utilisé le dogme du SBS pour déterminer si l'enfant avait été maltraité, il était évident qu'elles trouveraient une association forte entre la maltraitance et les hémorragies sous-durales et rétiniennes, et une association faible entre un traumatisme accidentel et de telles hémorragies. D'un point de vue scientifique, ces études sont méthodologiquement non fiables : on ne peut pas valider une hypothèse basée sur un système de classification qui présuppose déjà l’association que l'on est censé tester. Plusieurs articles, notamment une revue demandée par une agence suédoise gouvernementale, ont confirmé que la littérature sur la maltraitance, sur le SBS, et sur les HR, était truffée de circularité, de biais, et d'autres failles méthodologiques. Que la littérature sur les HR se base sur une méthodologie circulaire est un fait malheureux, et non pas une opinion débattable.
En ce qui concerne les croyances sur la spécificité diagnostique des plis maculaires et du rétinoschisis, elles aussi ont été promues sans bases scientifiques adéquates et sans fondements. Par exemple, une étude de 2007 a trouvé que la croyance que les plis maculaires du nourrisson sont pathognomoniques du SBS était basée sur un total de sept cas répartis sur plusieurs décennies. Il apparaît que les plis maculaires et le rétinoschisis ne sont généralement pas des lésions traumatiques indépendantes, mais plutôt un état avancé d'HR prolongées ou d'autre pathologies internes comme une stase veineuse ou une ischémie. En effet, il a été montré que les plis et le schisis se développent dans le temps chez des patients hospitalisés, et ont été observés dans des cas ne faisant pas intervenir le moindre traumatisme.
L'hypothèse revisitée
Malgré les failles biomécaniques, pathologiques, et scientifiques des hypothèses sur les HR, la croyance que ces lésions rétiniennes constituent une preuve médico-légale forte de maltraitance persiste, à la fois dans le corps médical et dans les tribunaux. Il apparaît que cela est largement dû au fait que des promoteurs influents de ces hypothèses ont offert des raffinements qui, selon eux, fournissent une preuve médico-légale plus spécifique et plus fiable.
Selon la nouvelle formulation, tandis que les HR « légères » et peut-être « modérées » pourraient avoir des explications potentielles multiples, les HR sévères (typiquement définies comme concernant plusieurs couches de la rétine, extensives, et/ou s'étendant jusqu'à la périphérie de la rétine) sont supposées être hautement spécifiques de maltraitance. Ce raffinement est souvent donné avec l'idée que des ophtalmologues entraînés, surtout ceux qui sont spécialisés dans les questions de maltraitance, peuvent faire la différence entre une pathologie rétinienne due à des causes non-intentionnelles, et une pathologie rétinienne due à des violences.
Ce raffinement (que la sévérité et l'expérience permettent de distinguer de manière fiable les HR causées par la maltraitance des HR résultant d'accidents et d'autres pathologies) n'est pas une amélioration. C'est le perfectionnement d'une construction totalement défaillante, une qui est particulièrement trompeuse puisque, sans aucun fondement, elle prétend offrir une certitude médico-légale encore plus grande.
De nombreuses études expérimentales ont échoué à produire ne serait-ce qu'un seul cas d'un animal violemment secoué ayant le type de pathologie rétinienne sévère soi-disant spécifique de maltraitance. Les études censées montrer un lien entre les HR sévères et la maltraitance souffrent des mêmes failles fondamentales que le reste de la littérature sur les HR. Et les HR de toutes tailles, de tous types, de toutes localisations, de toutes sévérités ont été retrouvées dans des traumatismes accidentels aussi bien que dans des contextes non-traumatiques.
C'est cohérent avec l'explication que la sévérité de la pathologie rétinienne reflète typiquement celle des pathologies sous-jacentes et la durée durant laquelle elles persistent, plutôt que quoi que ce soit de spécifique au secouement, à la maltraitance, ou au traumatisme. Comme une étude de 2017 a conclu : « les cliniciens devraient savoir qu'il n'y a aucune taille, distribution, ou localisation pathognomonique d'HR qui ne sont vues que dans les cas de traumatisme crânien intentionnel ».
En particulier, lorsque les yeux de séries consécutives de patients sont examinés, sans que le dogme du SBS ne soit utilisé pour classifier les patients comme ayant été maltraités ou non, les résultats indiquent fortement que c'est la pathologie sous-jacente, et rien d'unique au secouement, à la maltraitance ou au traumatisme qui provoque des HR. Par exemple, un article de 1958 a examiné toutes les lésions oculaires chez tous les jeunes enfants traités à la Mayo Clinic sur une période de 11 ans, avec hémorragies intracrâniennes ou collections liquidiennes, quelles qu'en soient leurs causes. L'étude a trouvé que 51% des patients avaient des hémorragies rétiniennes ou sous-hyaloïdiennes, souvent sévères.
En 2010, Matshes, un co-auteur de cet article, a présenté les résultats d'une étude rétrospective effectuée au département de médecine légale d'un centre métropolitain majeur, qui concluait que les HR (même sévères) pouvaient être observées dans une grande variété de circonstances, notamment des enfants qui avaient été maltraités, qui avaient subi des traumatismes intentionnels ou non à la tête, des noyades accidentelles, et dans une variété d'états pathologiques causant la mort après une période d'hospitalisation en soins intensifs. Lantz et ses collègues ont examiné les yeux de centaines de patients dans un service d'autopsie, et ils ont rapporté des HR de toutes les apparences et sévérités dans 25% des enfants et des adultes.
La notion que les ophtalmologues possèdent une perception spéciale leur permettant de déterminer si un enfant a été maltraité ou non n'a pas de base scientifique. Les ophtalmologues savent bien sûr réaliser un examen de la rétine et savent identifier les hémorragies rétiniennes et les autres lésions. C'est pourquoi les pédiatres effectuant des examens pour suspicion de maltraitance demandent de manière routinière une consultation ophtalmologique. La découverte d'HR est, pensent-ils, une preuve forte de maltraitance. Les ophtalmologues n'ont cependant pas d'expertise particulière sur la manière dont un nourrisson ou un jeune enfant donné a eu des HR, ou sur l'étendue des facteurs physiopathologiques complexes qui peuvent causer des HR chez un jeune enfant. En fait, une étude en aveugle d'ophtalmologues passant en revue des images RetCam d'hémorragies rétiniennes chez des patients avec des histoires variées, a montré des variations majeures dans l'interprétation des observateurs, et notamment une faible concordance pour décrire les lésions rétiniennes.
De plus, les examens de la rétine sont souvent effectués bien après que l'enfant soit admis à l’hôpital avec des symptômes neurologiques graves, voire dans le coma. Les yeux de l'enfant ne sont donc pas examinés jusqu'à ce que plusieurs facteurs ne soient présents, qui sont connus, individuellement ou en combinaison, pour causer ou exacerber des HR. Beaucoup de ces enfants sont proches de la mort (ou sont déjà morts) lorsque leurs yeux sont examinés. Il n'y a pas le moindre fondement scientifique permettant à n'importe qui de distinguer la manière dont des facteurs tels que l'âge, l'hypoxie, les crises d'épilepsie, l'arrêt cardiaque, les troubles de la coagulation, la stase veineuse, l'infection, l'hypertension intracrânienne, les hémorragies intracrâniennes, les collections liquidiennes, les maladies métaboliques, et le temps passé sous ventilation artificielle ont pu contribuer à l’apparence des rétines des enfants. Les affirmations selon lesquelles l'expertise en maltraitance peut fournir une fiabilité dans un domaine où la science ne le peut pas ressemble fortement aux affirmations désormais discréditées qui étaient faites par les « experts » de marques de morsures et d'incendies criminels.
Défis juridiques
La controverse sur les HR n'est pas prête d'être résolue via un consensus au sein des communautés scientifiques et médicales. En attendant, les témoignages sur les HR de la part d'experts de l'accusation continuent à un rythme soutenu.
De plus en plus, les tribunaux commencent à reconnaître les graves problèmes d'admissibilité concernant les témoignages sur les HR. Par exemple, une décision juridique récente du New Jersey a trouvé que la théorie de la traction vitréo-rétinienne ne satisfaisait pas au standard Frye « d'acceptation générale ». Pour les raisons esquissées dans cet article, au vu des connaissances présentes et des incertitudes, les tribunaux jouant leur rôle de contrôleurs sous Daubert et sa descendance juridique ne devraient pas autoriser les témoignages sur la soi-disant valeur médico-légale des HR.
Conclusion
Il n'arrive que très rarement, voire jamais, que des HR puissent fournir des informations scientifiquement fiables pour déterminer si un nourrisson ou un jeune enfant a subi un traumatisme crânien infligé (que ce soit par un secouement, un impact, ou une combinaison des deux). Bien que les croyances sur les HR ont été largement acceptées pendant des décennies, et que de nombreux pédiatres continuent de s'y accrocher, elles ne possèdent pas une fiabilité médico-légale suffisante. Il n'y a aucun doute sur le fait que l'acceptation dans les tribunaux de preuves basées sur les HR a conduit à de nombreuses erreurs judiciaires.
Auteurs
Le Dr Evan Matshes est un pathologiste médico-légal certifié avec une spécialisation en pathologie médico-légale pédiatrique, neuropathologie générale, et pathologie cardiovasculaire. Dr Matshes est un consultant pour le National Autopsy Assay Group, et pratique la pathologie médico-légale au NAAG Pathology Labs à San Diego.
L'avocat Randy Papetti a une pratique en contentieux commercial et une grande pratique des procès. Il a traité, en pro bono, plusieurs cas d'accusations de maltraitance dans lesquels les personnes étaient accusées du diagnostic de SBS. Il est l'auteur du livre The Forensic Unreliability of the Shaken Baby Syndrome, paru en 2018.
© 2018, National Association of Criminal Defense Lawyers