Le journal Le Monde a publié le mercredi 9 janvier 2019 un enquête sur la « guerre d'experts » autour du diagnostic du syndrome du bébé secoué.
Le revirement du « père » du syndrome du bébé secoué
L'article mentionne le revirement du neurochirurgien pédiatrique Norman Guthkelch, qui a publié en 1971 son hypothèse selon laquelle le secouement pouvait être une cause d'hématomes sous-duraux chez le nourrisson, avant de dénoncer des excès dans ce diagnostic à la fin de sa vie, dans les années 2010.
Parmi les critiques les plus virulents, le « père » du syndrome, Norman Guthkelch. En 1971, dans le British Medical Journal, ce neurochirurgien britannique est le premier à émettre l’hypothèse que les hématomes sous-duraux, lésions décrites chez des enfants battus, pourraient en fait être dus à un mécanisme indirect d’accélération/décélération, par secouements. Il s’agit alors d’un mode de punition socialement accepté dans le nord de l’Angleterre.
En quelques années, la triade hématomes sous-duraux, hémorragies rétiniennes et lésions cérébrales devient presque synonyme de SBS, avec, sur le plan clinique, des symptômes survenant sans délai après les secouements. En 2011, Norman Guthkelch, alors âgé de 95 ans, s’inquiétera publiquement de voir ce diagnostic trop souvent posé par des médecins et des légistes, sans tenir compte d’autres causes possibles. Le neurochirurgien, mort en 2016, a passé la fin de sa vie à se battre contre ce qu’il estimait être une mauvaise interprétation de son travail.
L'article mentionne également deux autres spécialistes, un neuroradiologue américain et une neuropathologiste britannique. Pensant comme tous leurs confrères que l'association d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes, souvent avec des lésions cérébrales, permettait un diagnostic « certain » de secouement, ils ont découvert des nouvelles recherches dans les années 2000 qui les ont fait changer d'avis. Témoignant auparavant pour l'accusation, ils ont ensuite témoigné pour la défense.
La question sensible de « l'hydrocéphalie externe »
La problématique de « l'hydrocéphalie externe », ou des épanchements péricérébraux du nourrisson, qui peut favoriser des « hématomes sous-duraux spontanés », est aussi abordée :
La question des hématomes sous-duraux spontanés du nourrisson est l’un des sujets les plus sensibles. En 2010, le professeur Vinchon a publié une série de 16 cas. « Ce sont des pathologies rares, qui ne font pas consensus, et il faut être prudent dans ce diagnostic pour ne pas méconnaître une maltraitance, insiste-t-il. Ces saignements spontanés semblent favorisés par un trouble de résorption du liquide céphalorachidien (aussi appelé épanchements péricérébraux) qui peut se révéler par une augmentation du périmètre crânien. » Mais pour la docteure Anne Laurent-Vannier, qui travaille depuis vingt ans sur le SBS et se réfère au document de la HAS – dont elle est à l’origine –, les hématomes sous-duraux spontanés « n’existent pas ». « La méthodologie de l’étude de M. Vinchon a été très critiquée », argumente-t-elle. « Des épanchements péricérébraux peuvent dans certains cas être une conséquence d’un hématome sous-dural, pas l’inverse », explique même un autre des principaux experts du SBS auprès des tribunaux, le professeur Jean-Sébastien Raul, chef de l’institut de médecine légale du CHU de Strasbourg.
Membre du groupe d’experts pour les recommandations de la HAS sur le SBS en 2011, où ses arguments sur les hématomes sous-duraux spontanés n’ont pas été entendus, Matthieu Vinchon n’a pas participé à leur révision en 2017. « Le sujet des hématomes sous-duraux spontanés est mon seul point de désaccord avec le Dr Laurent-Vannier », souligne le neurochirurgien, qui possède l’une des plus grosses expériences sur le sujet en France. Il dit aussi préférer ne pas réaliser d’expertises judiciaires.
Rapport suédois et « mémoire de l'eau »
L'article revient aussi sur le rapport suédois concluant à la faible qualité des preuves scientifiques du diagnostic de secouement basé sur la seule triade d'hématomes sous-duraux, d'hémorragies rétiniennes, et de lésions cérébrales. Ce rapport a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment de médecins français pour qui « cette étude est du niveau de la mémoire de l'eau ».
Irrecevabilité des récits de chutes de faible hauteur : un argument statistique erroné
Pour ces médecins, les autres causes des lésions du syndrome du bébé secoué sont toujours rigoureusement exclues lors de la démarche diagnostique. Par exemple, les chutes de faible hauteur ne sont pour eux pas recevables comme explications.
L'article revient alors sur un argument mathématique excluant les chutes comme causes de lésions graves chez les nourrissons :
A titre de démonstration, elle [le Dr Laurent-Vannier] cite souvent dans ses présentations l’article « majeur » de l’Américain David Chadwick, paru en 1991. « En examinant 317 enfants admis consécutivement dans le même hôpital pour suspicion de chutes, Chadwick constate que la mortalité est de 7 % chez les 100 enfants qui ont chuté de moins de 1 mètre, alors qu’elle est nulle, à part 1 cas, chez les 183 qui sont tombés d’une hauteur supérieure, allant jusqu’à 12 mètres. Il en conclut que si les seules chutes mortelles sont celles de faible hauteur, cela signifie que les parents mentent et la seule explication est la violence. »
Un raisonnement faux, d’après la mathématicienne Leila Schneps, directrice de recherche au CNRS, qui travaille sur les erreurs judiciaires et statistiques. Cet article, très souvent cité dans la littérature scientifique, comporte selon elle une grave erreur. « Le point crucial est que, pour calculer le taux de mortalité, il n’y a aucune raison de ne considérer que les enfants emmenés à l’hôpital. Les petites chutes étant très fréquentes, au contraire des grandes, il faut considérer toute la population. Le docteur Chadwick lui-même a estimé le taux de mortalité dû à des petites chutes à 1 enfant sur 2 millions. Dans le cadre de sa propre étude, qui porte sur une population de 3 millions d’enfants, on devrait s’attendre à ce que 1 ou 2 parmi les 7 décès observés aient été effectivement dus à des petites chutes. Il est donc injustifié de conclure que tous les parents mentent », ajoute-t-elle.
Présomption de culpabilité
Enfin, les propos d'un avocat concluent l'article sur des points juridiques :
« En droit français, il y a habituellement une présomption d’innocence. Dans les affaires de SBS, le cœur de la démarche est problématique. En présence de certaines lésions sans cause évidente, la charge de la preuve est inversée, c’est à la défense de prouver son innocence, souligne Me Grégoire Etrillard, qui défend une quinzaine de familles. Une situation d’autant plus dramatique, selon lui, que, dans ces dossiers très techniques, l’expertise médicale tient une place centrale. « Quand des experts disent que le diagnostic est certain, l’ensemble de la chaîne pénale tient le secouement pour avéré. » Me Etrillard pointe aussi la question de la validité des aveux : « Quand les deux parents sont mis en accusation, un est souvent prêt à se sacrifier pour innocenter son conjoint et éviter le placement des enfants dont ils ont la charge. »
La situation en Suède
Un second article rédigé par une correspondante du Monde en Suède complète l'enquête du journal. Cet article commence par revenir sur la décision de la Cour Suprême de Suède de 2014, acquittant un homme après avoir reconnu l'incertitude du diagnostic de secouement. Un médecin suédois avait auparavant témoigné pour l'accusation dans cette affaire :
Le professeur de médecine légale, Anders Eriksson, appelé comme expert par le procureur général, arrive aux mêmes conclusions. « Tous les médecins de ma génération et des suivantes ont appris que lorsqu’un enfant présente la triade – hématomes sous-duraux, hémorragies rétiniennes, lésions cérébrales –, cela signifie qu’il a été secoué », raconte-t-il aujourd’hui. Pourtant, à l’époque déjà, il a des doutes. Des collègues médecins mettent en garde contre des diagnostics erronés. En lisant des revues scientifiques, il se rend compte que « les fondements scientifiques sur lesquels se basait le diagnostic étaient très faibles ».
L'affaire Aspelin
L'article revient ensuite sur l'affaire du fils de Peter Aspelin :
Les propos devant la Cour suprême de Peter Aspelin, professeur de radiologie au prestigieux Institut Karolinska à Stockholm, finissent de l’ébranler. M. Aspelin assure qu’il refuse habituellement de témoigner dans ce genre d’affaire, ne posant pas de diagnostic lui-même. Cette fois, c’est différent : « Il s’agissait de la Cour suprême, pas d’un tribunal, et je venais de passer trois ans à éplucher, à titre personnel, toute la littérature scientifique sur la triade et le SBS », explique-t-il. Et pour cause.
En 2011, son fils installé aux Etats-Unis a été accusé d’avoir tué son bébé de 4 mois. « Quand il a appelé et décrit les symptômes, je lui ai demandé s’il l’avait secoué, car c’est ce qu’on m’avait appris. » Son fils dément, raconte qu’il est tombé avec l’enfant. Quand il arrive à l’hôpital, le bébé souffre d’un hématome sous-dural, mais est déclaré hors de danger par les médecins, qui décident de l’intuber. Selon Peter Aspelin, l’intubation a été mal faite. L’enfant est mort une semaine plus tard, présentant à l’autopsie les lésions du bébé secoué.
L’affaire a finalement été classée en 2014, « parce qu’on n’a rien lâché », affirme le radiologue. Entretemps, il a lu tout ce qu’il pouvait trouver. « Je n’avais pas d’idée préconçue au départ, mais plus j’avançais, plus j’ai réalisé qu’il n’existait pas de preuves scientifiques permettant de poser un diagnostic à partir de ces symptômes. Les premiers cas étudiés remontent au début des années 1970. On a émis une hypothèse et c’est devenu une vérité. » Devant la Cour suprême, il reçoit le soutien inattendu d’Anders Eriksson, qui revoit son témoignage et exprime ses doutes. Depuis quelques mois, le médecin participe, avec six autres professeurs représentant diverses spécialités médicales, à une étude sur le rôle de la triade dans le diagnostic du SBS, pour le compte de l’Agence suédoise pour l’évaluation des technologies de la santé et des services sociaux (SBU). Pour les juges, le fait même que l’agence étudie la pertinence de la triade implique une incertitude. Convaincus par les deux experts, ils acquittent le père de famille, estimant que l’accusation n’a pu démontrer « hors de tout doute raisonnable » que l’homme avait causé les blessures de son fils.
Cette décision de justice a conduit à d'autres exonérations, comme l'indique une association suédoise de familles accusées à tort (RFFR).
Critiques d'un rapport suédois
La méthodologie du rapport suédois et ses conséquences sont aussi mentionnées dans l'article. Il y apparaît que ce rapport a causé des remous très importants :
Avant même la publication du rapport, ses auteurs disent avoir subi des pressions pour qu’il soit enterré. Depuis, plusieurs organisations, en Suède et à l’étranger, ont demandé qu’il soit retiré, en raison de « graves lacunes ». Une quinzaine de médecins, majoritairement américains, a publié un article dans Pediatric Radiology, en mai 2018, contredisant le rapport du SBU. Il a reçu le soutien d’associations de professionnels, en Europe et aux Etats-Unis, dont l’Association des pédiatres suédois.
Des diagnostics posés trop hâtivement ?
Enfin, l'article se termine par les mots de Peter Aspelin, qui réaffirme les dangers du secouement et l'importance d'agir pour la protection des enfants, mais qui dénonce aussi l'empressement de certains médecins à poser hâtivement un diagnostic de maltraitance sans prendre en compte les autres causes médicales ou accidentelles possibles :
Peter Aspelin regrette que le débat soit « aussi polarisé et émotionnel ». S’il se dit convaincu que secouer violemment un bébé est « extrêmement dangereux et doit être rapporté », il critique les médecins qui « se présentent devant un juge et affirment savoir ce qui s’est passé, sans avoir été témoins des faits et envisagé un diagnostic différentiel ». Il déplore également le refus de certains « d’admettre qu’ils ont peut-être aidé à condamner des innocents, alors que la science évolue et qu’il faut accepter parfois que la médecine ne puisse tout expliquer ».