Le Crown Prosecution Service, ou « Service des poursuites judiciaires de la Couronne », est le service des procureurs d'Angleterre et du Pays de Galles. Cette institution indépendante décide des poursuites criminelles, en lien étroit avec la police et les magistrats.
En 2011, cet organisme a publié un guide contenant des recommandations pour les poursuites criminelles dans les cas de bébés secoués.
En premier lieu, le rapport déconseille l'utilisation même du terme de « syndrome du bébé secoué », à cause de ses connotations émotionnelles mais aussi parce qu'il ne décrit pas adéquatement la variété des causes des lésions à la tête. Il recommande donc l'utilisation du terme de « traumatisme crânien infligé ».
Les poursuites déconseillées en cas de triade seule
Surtout, ce document déconseille les poursuites criminelles lorsqu'il n'y a aucun autre élément à charge en dehors de la « triade » de lésions qui caractérise le syndrome du bébé secoué (la présence d'hématomes sous-duraux, d'hémorragies rétiniennes, et d'une encéphalopathie). Autrement dit, si un bébé présente la triade mais aucun autre signe (aucune fracture, aucun bleu, aucune lésion cervicale, aucun autre élément permettant de suspecter un traumatisme), et si les enquêtes ne relèvent aucun autre élément laissant craindre une maltraitance, alors les procureurs sont incités à ne pas poursuivre. Ces cas-là tendent donc à ne même pas donner lieu à un procès au tribunal.
Les procureurs britanniques plus prudents que les experts français
Or, en France, la seule présence de deux éléments sur trois de la triade (hématomes sous-duraux et hémorragies rétiniennes) suffit aux experts judiciaires à poser un diagnostic certain de secouement, en l'absence d'autre explication acceptable pour ces lésions. Ce diagnostic suffit donc aux procureurs, aux juges, et aux jurys pour prononcer des condamnations.
Des personnes vivant en France sont régulièrement condamnées à une réclusion criminelle dans ces cas-là, alors qu'elles obtiendraient probablement un non-lieu sans même aller au procès si elles vivaient au Royaume-Uni.
Il est remarquable de constater à quel point les procureurs britanniques, représentant l'accusation, sont plus prudents que les experts français, censés être totalement neutres.
Absence de certitudes sur le mécanisme lésionnel
La recommandation reconnaît l'absence de certitude sur le mécanisme lésionnel. En outre, elle considère la triade comme un « signe médical fort » mais pas comme une « certitude » (la nuance est de taille au niveau juridique) :
Bien que cela ne soit pas entièrement compris, le mécanisme de ces lésions serait le secouement du nourrisson, avec ou sans impact sur une surface solide. Cela a pour effet de déplacer le cerveau dans la boîte crânienne, endommageant le cerveau et cisaillant les veines-pont situées entre la dure-mère et l'arachnoïde et provoquant parfois des hémorragies rétiniennes. Néanmoins, malgré les incertitudes médicales entourant le mécanisme, la triade de blessures est un signe médical fort de traumatisme crânien infligé.
Absence de données sur l'effet des chutes
Cette recommandation reconnaît également un manque de connaissance au niveau de la hauteur de chute nécessaire pour générer les lésions de la triade. Cela diffère donc des recommandations de la Haute Autorité de Santé en France qui considère que les chutes de moins d'un mètre cinquante ne peuvent jamais provoquer la triade.
Ceux qui contestent parfois la triade ont également suggéré de prendre en compte les preuves biomécaniques. Cependant, il existe peu de données sur la hauteur de chute nécessaire pour qu'un enfant subisse de telles lésions à la tête. La plupart des experts reconnaissent également la difficulté pour tout modèle biomécanique de simuler l'anatomie complexe du cerveau d'un nourrisson.
Prudence avec la triade et les avis d'expert
L'extrait suivant illustre parfaitement la différence de conception entre la France et le Royaume-Uni :
Les cas impliquant la triade doivent être abordés avec prudence. Dans le cas R v Henderson: R v Butler: R v Odeyiran [2010] 2 Cr App R 24, il était dit:
« Lorsque l'accusation est en mesure d'identifier des lésions non accidentelles en faisant appel à un panel d'experts, et que la défense ne peut identifier aucune autre cause, il est tentant de conclure que l'accusation a établi la preuve de la culpabilité. Cette tentation doit être combattue. Dans le cas présent, comme dans de nombreux domaines de la médecine, les preuves peuvent être insuffisantes pour exclure, au-delà de tout doute raisonnable, une cause inconnue. (paragraphe 1)
Nous soulignons que l'appréciation des causes naturelles potentielles de la mort ne se fait qu'à la lumière des connaissances médicale du moment parce qu'à l'occasion de cet appel, il nous a été rappelé qu'à aucun moment les connaissances dans un tel domaine ne peuvent être considérées comme pleines et abouties. Il existe des limites à l'étendue des connaissances, et aucune conclusion ne peut être tirée sans reconnaître la possibilité qu'une cause inconnue émerge à la lumière des perceptions médicales et que la simple exclusion de toute cause connue ne prouve pas l'administration délibérée de la violence. (paragraphe 21) »
La Cour a souligné :
« Le cas échéant, il convient de rappeler au jury que la science médicale évolue, et que ce que l'on tenait auparavant pour inconnu peut être ultérieurement reconnu et accepté. Dans un tel cas, il convient de rappeler au jury qu'une grande prudence est nécessaire lorsque l'opinion d'un expert est la preuve fondamentale de l'accusation. »
Dans un cas où un enfant meurt (ou subit une blessure grave), comme il ressort clairement de ce qui précède, il est rare qu'une accusation d'homicide (ou de tentative de meurtre ou d'agression) puisse être portée lorsque le seul élément de preuve disponible est la triade de lésions. De telles preuves sont rarement concluantes d'un traumatisme crânien infligé et les procureurs devraient rechercher d'autres preuves à l'appui.
La France en retard
Cette position se rapproche de la décision de 2014 de la Cour Suprême de Suède, qui estimait que le seul fait négatif que l'on ne retrouve pas d'explications pour des lésions ne permet pas d'établir la culpabilité au-delà d'un doute raisonnable. Ces cas-là, qui correspondent à ceux où un bébé présente une triade isolée sans aucun autre élément à charge, ne doivent donc pas aboutir à une condamnation criminelle. En France néanmoins, cette notion de « doute raisonnable » n'existe pas puisque les juges et les jurys doivent se prononcer en leur « intime conviction » (d'où l'importance du témoignage médical qui doit être totalement convaincant).
Cela fait donc deux pays, le Royaume-Uni et la Suède, où les tribunaux tendent à ne plus considérer la triade isolée comme une preuve suffisante de culpabilité en matière criminelle, tandis que la France continue de le faire depuis plus de 30 ans.
Sources :