Au Canada, les institutions médicales et judiciaires prennent en compte les évolutions scientifiques et les controverses dans le but d'améliorer les pratiques médico-légales. Dans cet article, nous discutons d'un rapport datant de 2011 portant spécifiquement sur les incertitudes autour des diagnostics de bébés secoués.
Contexte : l'affaire Charles Smith
Le Dr Charles Randal Smith était l'un des médecins légistes pédiatriques les plus réputés au Canada. Il travaillait à l'Hôpital pour Enfants Malades de Toronto, dans l'Ontario.
Dans les années 2000, la qualité de ses autopsies et expertises entre 1981 et 2003 a été remise en question, et de nombreuses erreurs ont été mises en évidence dans des dossiers de morts inexpliquées de nourrissons (notamment des cas de bébés secoués). Cela a conduit à un nombre important d'erreurs judiciaires, et le Dr Smith a été poursuivi et finalement disgracié.
Les autorités ont demandé à ce que des dossiers soient rouverts, et elles ont ordonné des enquêtes pour comprendre comment de telles erreurs avaient pu avoir lieu sans être détectées pendant plus de 20 ans.
En 2008, le commissaire Stephen Goudge a ainsi publié un rapport de l'Enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario : c'est le rapport Goudge. Au-delà de l'affaire Smith, il s'agissait plus généralement d'examiner les pratiques au sein de la médecine légale pédiatrique. Ce rapport a mis en lumière de graves défaillances dans les méthodes d'expertises et les témoignages d'experts.
Suite au rapport Goudge, un rapport au procureur général de l'Ontario a été publié en 2011. Ce nouveau rapport visait spécifiquement à ré-examiner un certain nombre de dossiers de bébés secoués, à la lumière des nouvelles connaissances scientifiques. Il a résulté d'un effort d'audit, d'évaluation critique de la médecine légale pédiatrique. Ce travail n'a pas d'équivalent en France.
Le rapport au procureur général de l'Ontario, 2011
Le rapport au procureur général de l'Ontario est disponible en langue française. Il a été rédigé par un comité de juges, procureurs, avocats, et médecins légistes. Il contient des informations particulièrement intéressantes sur la controverse autour du syndrome du bébé secoué (SBS), sur l'évolution des connaissances, et sur les conséquences médico-légales qui en découlent.
Le principe fondamental du présent examen est d’assurer et d’améliorer la confiance du grand public dans la médecine légale pédiatrique et son utilisation future dans le système de justice pénale. En fait, l’examen vise à éclairer le Procureur général au sujet des préoccupations relatives au bien‑fondé des condamnations au criminel qui font appel à ces connaissances scientifiques spécialisées, à la lumière de la compréhension actuelle d’une science en évolution. (...)
Le point de départ de l’examen consistait à reconnaître l’évolution de la médecine légale pédiatrique relativement aux traumatismes crâniens chez les enfants. Auparavant, un seul modèle précis d’observations neurologiques faisait office de diagnostic de traumatismes crâniens subis ou causés par la violence, diagnostic qui jouait un rôle majeur lors de procès criminels. Or, la médecine n’est pas statique ni figée dans le temps : la science médicale poursuit son évolution au fil des nouvelles découvertes, des percées technologiques et de la recherche scientifique. Cette évolution, particulièrement dans le domaine qui nous intéresse, a permis d’approfondir les connaissances et de reconnaître que les idées médicales et les diagnostics précédents pouvaient avoir besoin d’être révisés.
Ce rapport a le mérite d'aborder la controverse simplement. Il revient sur la description de la triade de lésions sur laquelle le diagnostic a longtemps reposé. Il revient sur l'émergence de la méthodologie de la « médecine fondée sur des preuves » qui a tendance à remettre en cause beaucoup d'idées reçues médicales qui n'ont en fait pas de fondements scientifiques solides. Le rapport liste aussi un certain nombre de points de controverse que nous énumérerons dans cet article.
Enfin, ce rapport présente les résultats d'un réexamen approfondi de 10 cas ayant fait l'objet d'une condamnation criminelle, par une commission d'experts internationaux réunis pour l'occasion. Selon ce rapport également, lorsque des experts témoignent au tribunal, il est important que les éventuelles controverses scientifiques ayant trait à leur discipline scientifique soient mentionnées et discutées.
Une France à contre-courant des évolutions
Ce rapport reste mesuré sachant qu'il provient d'une institution judiciaire qui s'est elle-même reposée sur les diagnostics de bébés secoués. Néanmoins, il reconnaît clairement les évolutions scientifiques, les controverses, et les incertitudes diagnostiques.
Il a été publié en 2011, l'année de la première recommandation de la Haute Autorité de Santé en France, dans lequel aucun doute sur la validité du diagnostic basé sur la triade ne transparaît.
Depuis 2011, la controverse s'est intensifiée dans le monde, notamment de par la publication du rapport suédois en 2017. En revanche, la France est allée à contre-courant de ces évolutions, puisque le rapport de la Haute Autorité de Santé de 2017 renforce encore plus la certitude du diagnostic en présence de seulement deux éléments sur trois de la triade, en l'absence d'explications acceptables.
Description de la triade de constatations
L'extrait suivant résume bien la définition de la triade:
Dans le cas de certains décès d’enfant découlant d’un traumatisme crânien, il n’existe pas d’autres blessures ou signes extérieurs de violence corporelle. Dans ces cas, la preuve d’ordre médical repose habituellement sur trois constatations :
- les hémorragies sous-durales (prenant habituellement la forme d’une fine pellicule de sang à la surface du cerveau, dans l’interstice situé entre le cerveau et le crâne) ;
- les hémorragies rétiniennes (saignements dans la partie antérieure de l’œil) ;
- l’encéphalopathie hypoxique ischémique (carence en oxygène dans le cerveau causant un œdème).
Le SBS a été défini comme étant la présence de la constellation de ces trois constatations d’ordre médical (désignées « triade » au Royaume-Uni) qui révèlent un traumatisme crânien chez un enfant causé par des secousses violentes.
Reconnaissance des incertitudes sur la triade
Dans le même temps, le rapport évoque très clairement et sans ambiguïté la controverse sur la pertinence de la triade pour le diagnostic de secouement :
En même temps, certains experts ont remis en question les fondements scientifiques du SBS, faisant valoir que les limites des études médicales précédentes soulèvent des préoccupations quant à sa validité. Les constatations faites dans certaines études ont remis en question l’hypothèse selon laquelle la triade de constatations représente la preuve concluante d’un traumatisme infligé par des secousses administrées manuellement. Le diagnostic de SBS fait l’objet d’une controverse et de vifs débats.
Émergence récente de la « médecine fondée sur des données probantes »
Le rapport souligne également l'évolution méthodologique récente de la science médicale, vers plus de rigueur, et une exigence plus élevée en terme de preuves scientifiques :
Ces dernières années, l’approche de la science médicale fondée traditionnellement sur l’expérience a évolué vers une médecine « fondée sur des données probantes », laquelle exige des professionnels de la médecine qu’ils appuient leurs travaux de recherche sur des méthodes scientifiques et rigoureuses sur le plan statistique. Cette approche confère du poids aux observations scientifiques.
Puis le rapport liste un certain nombre de sujets qui font l'objet de controverses.
Incertitudes sur le mécanisme lésionnel
Les trois extraits suivants évoquent les incertitudes sur les mécanismes générant les lésions, sur les données biomécaniques, et sur les aveux :
Les études neuropathologiques portant sur les tissus cérébraux prélevés chez des bébés morts du SBS examinés grâce à des techniques d’évaluation microscopiques spécialisées ont révélé que dans un certain nombre de cas, les lésions cérébrales révélaient une carence en oxygène (encéphalopathie hypoxique ischémique), plutôt qu’une lésion traumatique axonale (découlant de l’application de la force). Cette constatation a soulevé des questions sur la quantité de force requise pour occasionner le SBS. (...)
Certaines publications sur les données biomécaniques ne permettent pas d’appuyer clairement l’administration de secousses comme mécanisme associé au traumatisme, mais les données obtenues lors des aveux des auteurs le font. Cette contradiction apparente donne lieu à différentes interprétations. Il se peut que dans les modèles expérimentaux utilisés dans les études biomédicales, on sous-estime l’ampleur ou la nature traumatique des forces en présence dans les secousses, ou que les secousses soient moins importantes que le choc. En même temps, la fiabilité des aveux des auteurs a été remise en question. (...)
Les études ont montré que la quantité de force produite par un choc direct à la tête est supérieure à celle générée par les seules secousses. Certaines études biomécaniques ont amené les experts à se demander si une personne pouvait produire suffisamment de force pour causer un traumatisme crânien fatal par les seules secousses.
Incertitudes sur la datation
L'incertitude porte aussi sur la datation du secouement. Alors que l'on pensait auparavant que les symptômes graves étaient immédiat après le secouement, ce qui permettait d'incriminer la dernière personne à avoir gardé l'enfant, cela a changé :
Il est donc possible que des heures ou même des jours s’écoulent entre la survenue du traumatisme et la perte de conscience ou le collapsus. Cet intervalle, durant lequel le bébé paraît « lucide » (semble dans une certaine mesure normal), réduit la capacité de déterminer le moment de la survenue du traumatisme et réfute la croyance selon laquelle le bébé devient inconscient immédiatement après avoir été secoué vigoureusement, croyance sur laquelle on s’appuyait précédemment pour identifier l’auteur des gestes comme étant la personne ayant vu le bébé au moment du collapsus.
Reconnaissance de l'existence de chutes domestiques fatales
Pour le rapport, on admet désormais qu'une chute de faible hauteur peut être mortelle pour un nourrisson :
Pendant des années, les experts médicaux ont cru, témoignage à l’appui, qu’il faudrait une chute de plusieurs étages pour produire la force suffisante pour causer la constellation d’observations et de décès observée dans les cas de SBS.
Lorsqu’on a alors tenté d’expliquer la constellation d’observations par une chute de faible hauteur, la communauté a rejeté cette hypothèse comme indéfendable, soutenant la croyance que les traumatismes découlaient de l’administration de secousses violentes. La documentation pertinente publiée a démontré que les enfants mouraient rarement de chutes, même de chutes importantes.
Actuellement, on reconnaît qu’une chute accidentelle dans laquelle la tête percute le sol peut entraîner des traumatismes crâniens fatals chez les bébés et les enfants. Ceci survient rarement, mais peut se produire avec des chutes de faible hauteur et les chutes survenant dans les escaliers. Les traumatismes crâniens fatals peuvent aussi se produire dans des accidents comportant la chute d’objets lourds, par exemple un téléviseur. Dans ces cas, on est habituellement en présence d’antécédents d’événements accidentels.
Incertitudes sur les hémorragies rétiniennes
Les hémorragies rétiniennes ont désormais une origine et une signification contestées :
La documentation médicale actuelle soutient la proposition selon laquelle certaines hémorragies rétiniennes (se manifestant en nombre élevé, situées à différentes couches du tissu rétinien et s’étendant vers les limites externes de la rétine) correspondent à des traumatismes crâniens causés par la violence.
Cette constatation est importante aux yeux de beaucoup d’experts parce qu’ils sont d’avis qu’il n’existe pas d’autre cause pour la manifestation de ces hémorragies rétiniennes. D'autres spécialistes cependant mettent en garde contre cette conclusion parce que le mécanisme exact présidant aux hémorragies rétiniennes n’est pas encore connu. Plusieurs théories ont été avancées, mais aucune n’a été confirmée.
L’incertitude entourant le mécanisme amène certains experts à croire que les hémorragies rétiniennes ne permettent pas nécessairement de conclure à la maltraitance.
Incertitudes diagnostiques de la triade
Le caractère controversé du diagnostic basé sur la triade est désormais reconnu, et, si elle suggère bien un traumatisme violent, elle n'en apporte plus la preuve définitive :
Il existe un certain nombre de sujets à controverse entourant l’interprétation de la constellation de constatations (triade) associée au SBS. D'autres études et recherches ont amené les experts à se poser des questions sur les théories admises initialement. De nombreux professionnels n’acceptent pas la triade comme diagnostic définitif d’abus. Toutefois, ces experts croient que la triade demeure un « indice significatif » de traitement abusif. D'autres estiment que la constellation de constatations est représentative du traumatisme crânien causé par la violence.
Le rapport souligne donc trois évolutions majeures:
On a distingué trois domaines ayant trait aux traumatismes crâniens chez les enfants dans lesquels l’avis des experts a évolué au cours des ans :
- l’avis généralement admis selon lequel la triade en soi est un diagnostic de SBS ne tient plus ;
- l’avis généralement admis selon lequel les chutes de faible hauteur ne peuvent jamais causer de traumatisme fatal ne tient plus;
- la plupart des médecins légistes s’entendent pour dire que ce domaine de spécialité est devenu bien plus controversé qu’il l’était au début ou au milieu des années 90.
Les preuves déposées devant la Commission d’enquête Goudge ont démontré que ce domaine de la pathologie a évolué avec le temps, de sorte que les médecins légistes se demandent maintenant si on peut conclure à l’administration de secousses sur la foi de la triade classique de traumatismes, alors que d’autres continuent à défendre l’avis contraire, quoique peut-être moins souvent qu’avant.
Selon le rapport, l'avis sur les chutes de faible hauteur à domicile a donc aussi évolué :
Le juge Goudge a également accepté l’avis aujourd'hui reçu parmi les professionnels selon lequel l’opinion traditionnelle sur les chutes de faible hauteur à domicile (comme quoi elles ne pouvaient causer de traumatismes graves ou de décès) avait progressé sur le spectre d’opinions. L’opinion opposée, traditionnellement rejetée en bloc ou considérée comme marginale, est dorénavant reconnue comme une possibilité devant être envisagée dans certains cas.
Ré-éxamination de dix cas par une commission d'experts
Le panel d'experts internationaux (comité médical international, ou CMI), a eu du mal à se prononcer sur certains cas.
Certaines affaires étaient de purs cas de « triades ». Le CMI a procédé avec prudence pour ces cas. Les experts ont analysé d’un œil critique chaque cas afin d’établir si le décès pouvait s’expliquer par d’autres causes, y compris des causes naturelles et les suites de maladies. Les experts considèrent la triade comme un fort indicateur ou un indicateur très probable de traumatisme crânien imputable à de mauvais traitements. Toutefois, ils n’ont pas posé ce diagnostic sans d’autres solides éléments de corroboration. Le CMI a également reconnu que des blessures graves, voire mortelles, pouvaient être causées par une « chute de faible hauteur ».
Plus de détails sont donnés dans ce qui suit :
Sur les dix cas transmis au CMI, la preuve d’ordre médical présentée initialement n’a soulevé aucune préoccupation dans six de ces cas.
Par contre, dans quatre cas, le CMI a relevé des questions préoccupantes. Dans deux de ces cas, les experts ont relevé certaines caractéristiques propres à la triade de constatations. Par contre, ils en sont venus à la conclusion que les deux cas présentaient des caractères atypiques, et ils n’arrivaient pas à s’entendre sur la cause du décès ou sur le fait que ce dernier était imputable à un traumatisme crânien.
Dans le troisième cas, les membres du CMI ont convenu que le décès était imputable à un traumatisme crânien et ont relevé l’existence d’indices compatibles avec une blessure imputable à un traumatisme causé par un choc sourd. Toutefois, l’hypothèse d’une chute de faible hauteur a été avancée et les membres du CMI ne s’entendaient pas pour nécessairement imputer les blessures à une chute de faible hauteur.
Dans le quatrième cas, les membres du CMI étaient d’accord sur le fait que la preuve correspondait à un traumatisme crânien et qu’un nombre important d’éléments de preuve soutenaient leur opinion. Toutefois, le CMI a conclu que la preuve d’expert présentée au procès, et l’avis médical sur lequel cette preuve était fondée, étaient inexacts.
Même si le Comité espérait une unanimité pour les dix cas, il n’est certes pas surprenant que la controverse qui a cours dans la communauté médicale se manifeste dans certains des avis du CMI.
Nécessité de l'information des tribunaux sur la controverse
Les auteurs du rapport reconnaissent l'importance de la transparence de l'information dans les tribunaux. Si le domaine de compétence des experts est controversé, il est absolument fondamental que les parties en soient informées :
Pour certaines affaires, l’examen des documents disponibles ne permettait pas de déterminer si les parties étaient conscientes de l’existence des controverses de nature scientifique et (ou) si elles avaient eu la possibilité de les soupeser au moment du procès. Par exemple, dans certaines affaires, il y a eu des ententes de plaidoyers de culpabilité alors que des controverses de nature scientifique émergeaient, et il n’a pas été possible de déterminer, à partir des documents, si l’avocat était au courant de l’existence de ces controverses et avait eu la possibilité de les soupeser.
En France, même si le plaidoyer de culpabilité n'existe pas officiellement, la fiabilité des aveux reste toute relative. Dans tous les cas, il apparaît important que l'existence des controverses et des évolutions scientifiques, ainsi que les évolutions des tribunaux étrangers sur la triade et sur les chutes de faible hauteur, soient portées à la connaissance des tribunaux français. C'est une nécessité pour qu'il existe un débat contradictoire garantissant une justice équilibrée.