Un neurochirurgien norvégien, Knut Wester, a publié une chronique dans le Journal de l'Association Norvégienne de Médecine, une revue médicale nationale à comité de lecture. Dans ce texte, ce médecin s'interroge sur la validité du diagnostic de secouement basé sur la seule triade, et sur le diagnostic différentiel de l'hydrocéphalie externe. Nous proposons une traduction en français de ce texte.
Knut Wester est un spécialiste de neurochirurgie, consultant sénior à la retraite à l'hôpital universitaire de Haukeland, et professeur émérite à l'Université de Bergen. L'auteur a rempli le formulaire ICMJE et il rapporte le conflit d'intérêt suivant : il a été expert judiciaire dans des dossiers de bébés secoués.
Il faut s'inquiéter de l'incertitude associée au diagnostic du syndrome du bébé secoué. Des preuves scientifiques valides sont indispensables dans ces cas.
On sait que les violences physiques sur les nourrissons existent, parfois avec comme conséquences des lésions cérébrales. Cependant, je m'interroge sur les preuves médicales que les experts considèrent actuellement comme fournissant une preuve absolue de secouement. Je ne suis pas sûr qu'elles soient de qualité scientifique suffisante pour servir à démontrer judiciairement qu'un secouement a effectivement eu lieu, et donc que l'on puisse aboutir à « une culpabilité au-delà d'un doute raisonnable. »
Les cas en question sont ceux pour lesquels il y a une suspicion de maltraitance de type secouement sur des enfants. Ce sont les parents ou des nounous qui sont suspectées d'avoir commis cet acte criminel. La terminologie dans le domaine évolue constamment, des termes comme « traumatisme crânien intentionnel » sont aussi parfois utilisés pour parler de ce syndrome.
En tant que retraité, j'ai été expert judiciaire dans de telles affaires, à la fois lors des procédures pénales et civiles. Il n'y avait aucun signe externe clair de blessure dans aucun de ces cas, mais les experts concluaient néanmoins que les symptômes du bébé étaient le résultat du secouement. Un expert reconnu a néanmoins estimé qu'un secouement seul était insuffisant : un coup à la tête devait être requis pour produire de telles lésions.
Après avoir examiné la littérature plus attentivement, je m'interroge : y a-t-il suffisamment de preuves pour la combinaison de signes cliniques que l'on appelle la « triade », et qui est considérée par les experts comme étant une preuve qu'un secouement a eu lieu ?
La triade
La triade consiste en trois signes cliniques : l'hématome sous-dural, les hémorragies rétiniennes diffuses, et l'encéphalopathie. Dans mon expérience, et comme on peut le voir dans la littérature, l'encéphalopathie n'est plus nécessaire pour un diagnostic de « bébé secoué ». La combinaison d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes semble être suffisante. Ces signes sont désormais utilisés comme des preuves irréfutables qu'un secouement doit avoir eu lieu, même lorsqu'il n'y a aucun témoin de l'événement lui-même.
Si la triade est acceptée comme preuve judiciaire, alors les publications affirmant montrer un lien causal définitif entre ces signes et le secouement doivent être d'une qualité scientifique si élevée qu'il ne doit y avoir aucun doute sur la force des preuves. À ce jour, je n'ai pas réussi à identifier des articles de cette qualité.
Quasiment aucun des articles que j'ai lus sur le syndrome du bébé secoué ne se basent sur des observations par des témoins ou sur des aveux crédibles obtenus peu après l'acte criminel présumé. Au contraire, les articles se réfèrent à des décisions collégiales et multidisciplinaires, en utilisant des termes comme une « évaluation par l'équipe de protection infantile de l'hôpital ».
En plus de baser leurs décisions sur la triade, les articles se basent aussi sur un manque de crédibilité de la part de l'individu qui était seul avec l'enfant au moment où il a présenté les symptômes. Selon un algorithme décrit dans la littérature, lorsqu'une personne est incapable de fournir un récit plausible de traumatisme qui pourrait expliquer les signes présentés, cela est suffisant pour renforcer les suspicions. Selon un autre algorithme, cela rend un diagnostic de bébé secoué « hautement probable ».
Ces algorithmes sont basés sur des articles passés pour lesquels les critères diagnostiques ne semblent pas avoir été validés scientifiquement. Il est probable qu'un diagnostic se basant sur ces algorithmes figurera aussi dans des articles futurs, ce qui ajoutera à la littérature existante des « nouvelles preuves de secouement », constituant ainsi un raisonnement circulaire.
Le problème avec la triade est que ces signes cliniques peuvent aussi survenir dans d'autres situations. Une étude gouvernementale suédoise a montré que quasiment toutes les preuves de la triade étaient basées sur un raisonnement circulaire. En effectuant une revue complète de la littérature, l'étude conclut qu'il y a des preuves de mauvaise qualité que la triade puisse être associée au secouement traumatique, et des preuves de très mauvaise qualité pour la précision diagnostique de la triade pour l'identification du secouement traumatique.
L'étude suédoise, qui tire ses conclusions stupéfiantes sur la faible qualité scientifique de la triade et de ses composants, a été conduite par des spécialistes en médecine pédiatrique, en médecine légale, en neuroradiologie, en méthodologie médicale, et en éthique médicale. Trois des facultés médicales de Suède étaient représentées. Leurs conclusions ont, avec peu d'exceptions, conduit les médecins légistes suédois à se baser moins fortement sur la triade dans les suspicions de bébés secoués (communication personnelle d'Ingemar Thiblin, présidente de la Société Suédoise de Médecine légale).
Ceux qui soutiennent la validité de la triade se réfèrent à deux études françaises de 2010. Ni l'une ni l'autre n'inclut des signes provenant de cas au cours desquels le secouement a été observé. Au contraire, le secouement a été avoué, mais seulement des semaines ou des mois plus tard, au cours d'un interrogatoire de police ou judiciaire. Les aveux obtenus dans de telles conditions sont sujets à des incertitudes considérables.
L'hydrocéphalie externe
Les composants individuels de la triade peuvent être retrouvés dans d'autres pathologies. L'hydrocéphalie externe en est une.
C'est le résultat d'un déséquilibre entre la production et la résorption du liquide cérébro-spinal. Dans les cas d'hydrocéphalie externe, le liquide cérébro-spinal s'accumule entre le cerveau et l'intérieur du crâne, la pression intracrânienne augmente, l'espace sous-arachnoïdien s'étend, et le périmètre crânien augmente.
Les veines ponts, qui passent à travers cet espace, depuis le cortex jusqu'à la membrane tapissant l'intérieur du crâne, sont étirées et peuvent commencer à laisser s'échapper un peu de sang, causant des accumulations sous-durales de sang. Ces saignements ne sont souvent pas aigus, mais peuvent ressembler à des accumulations chroniques de sang d'âges différents. Des nouveaux saignements, comme on peut le voir dans les hématomes aigus, forment généralement une toute petite proportion du fluide total dans les accumulations sous-durales de sang causées par l'hydrocéphalie externe.
Les hématomes sous-duraux peuvent ainsi survenir comme complications spontanées de l'hydrocéphalie externe. Cela peut constituer une difficulté par rapport au diagnostic du syndrome du bébé secoué. Ainsi, les hématomes sous-duraux ne peuvent pas être pathognomoniques du syndrome du bébé secoué.
L'épilepsie s'accompagnant d'une perte de connaissance et de crises de convulsions peut être un symptôme initial surprenant d'hydrocéphalie externe. Une réponse raisonnable par des parents qui assistent à ce début soudain de perte de connaissance et d'arrêt respiratoire vont alors essayer de secouer l'enfant pour le ranimer, un acte qui peut être mal interprété et renforcer encore plus la suspicion.
Avec des collègues, j'ai récemment publié une étude montrant qu'environ 25 enfants avec hydrocéphalie externe naissent en Norvège chaque année. Le périmètre crânien de ces enfants est normal à la naissance, mais il augmente trop rapidement dans les premiers mois après la naissance.
Il y a aussi une prépondérance marquée de garçons (86%) dans ces cas. Une distribution similaire de l'âge et du sexe de ces enfants est retrouvée dans la plupart des articles principaux sur le syndrome du bébé secoué, comme ceux par Adamsbaum, Hobbs, et Vinchon, qui ont ensemble trouvé que 70% des cas concernaient des garçons, avec un âge moyen de quatre ans.
Se pourrait-il que la similarité épidémiologique entre l'hydrocéphalie externe et le syndrome du bébé secoué par rapport à l'âge et au sexe provienne du fait que les cas d'hydrocéphalie externe qui se compliquent en hématomes sous-duraux sont diagnostiqués à tort comme des bébés secoués ?
Le secouement traumatique et l'hydrocéphalie externe peuvent, selon la littérature, donner lieu à des hématomes sous-duraux. On pourrait s'attendre à ce qu'il y ait des différences radiologiques entre les deux conditions. Le secouement traumatique est généralement supposé avoir lieu immédiatement avant que l'enfant ne devienne soudainement malade, et c'est la personne qui était seule avec l'enfant à ce moment qui est alors suspectée.
Si les hématomes sont causés par une action aiguë, alors on devrait s'attendre à voir des hématomes aigus avec du sang blanc, coagulé (au scanner), et non pas un hématome chronique ou simplement du fluide avec du sang, comme on peut le voir souvent dans de tels cas. De même, en présence d'un hématome aigu, on devrait s'attendre à voir une compression des ventricules et de l'espace sous-dural de même qu'un déplacement de la ligne médiane vers le côté opposé du cerveau si le saignement est unilatéral.
Au contraire, si l'accumulation sous-durale de sang est une complication de l'hydrocéphalie externe et provient d'une fuite graduelle de sang dans un espace sous-arachnoïdien déjà élargi, alors l'hématome sous-dural devrait avoir une apparence cohérente avec cela précisément : un hématome sous-dural chronique, avec peut-être de petits caillots de sang qui semblent être aigus.
Donc, y a-t-il une différence radiologique claire entre les images de scanner et d'IRM qui sont présentées en cas d'hydrocéphalie externe, et en cas de syndrome du bébé secoué ? Il y en a en partie, mais, à mon avis, elles sont limitées.
J'ai trouvé 40 articles publiés au cours des dix dernières années qui contiennent des illustrations montrant des exemples de bébés secoués. Les articles comportaient un total de 68 images d'IRM ou de scanner qui, selon les auteurs, montraient des exemples de bébés secoués sans signes d'impacts.
Une large majorité de des images (78%) montraient des caractéristiques radiologiques qui ressemblent plus à l'hydrocéphalie externe qu'à un traumatisme crânien infligé par des violences aiguës. Seulement 22% de ces images étaient cohérentes avec un hématome sous-dural aigu traumatique. La similarité radiologique entre les cas présumés de bébé secoué et l'hydrocéphalie externe, est aussi évidente dans des illustrations censées représenter l'hydrocéphalie externe et le syndrome du bébé secoué. Pour moi, ces images sont similaires de façon alarmante.
La raison pour laquelle ces enfants présentent aussi des hémorragies rétiniennes diffuses n'a pas été établie avec certitude, mais une pression intracrânienne élevée peut causer de tels saignements, c'est ce que l'on appelle le syndrome de Terson. Une pression intracrânienne élevée est transmise depuis la rétine vers le nerf optique rempli de liquide, qui, chez les bébés, est très court, causant des hémorragies. Même des hémorragies rétiniennes non étendues peuvent être interprétées par les médecins comme un argument fort en faveur du syndrome du bébé secoué.
Début d'un projet de recherche
Je m'inquiète de l'incertitude associée au syndrome du bébé secoué dans des procédures pénales et civiles. Selon mon interprétation des signes cliniques et des images dans les cas où je suis intervenu, y compris des cas s'accompagnant d'une augmentation rapide du périmètre crânien avant le secouement présumé, l'hydrocéphalie externe semble souvent être un diagnostic plus probable que le secouement traumatique.
Nous avons initié un projet de recherche avec pour but de passer en revue les bases médicales des verdicts prononcés par les tribunaux norvégiens dans de telles affaires criminelles. Le projet a reçu toutes les autorisations nécessaires des institutions suivantes : le Comité National pour l'éthique des recherches médicales et de santé (NEM), l'Autorité Norvégienne de Protection des Données, et le Directeur des Poursuites Publiques. Le groupe de recherche inclut les professeurs de droit Aslak Syse et Ulf Stridbeck à l'Université d'Osolo, de même qu'un neuroradiologue et un neurochirurgien pédiatrique en-dehors de la Norvège.
Ce sujet vise à garantir des processus équitables dans des dossiers qui peuvent résulter en des longues peines de prison, ou qui peuvent conduire des enfants à être enlevés de manière permanente à leurs parents. Je souhaite qu'il y ait des preuves scientifiquement solides pour que les critères qui sont appliqués à présent puissent vraiment être utilisés comme une preuve judiciaire de « culpabilité au-delà de tout doute raisonnable » dans les cas de bébés secoués.
Les juges dans ces affaires dépendent entièrement de l'expertise médicale. Si les avis donnés par les experts judiciaires sont basés sur des bases scientifiques faibles, des conséquences sérieuses peuvent survenir.
Sources :
- Has a 'shaken baby' always been shaken? — Tidsskriftet den Norske Legeforening, Knut Wester, 28 septembre 2018