En 2014, la Cour Suprême de Suède a acquitté un homme poursuivi après un diagnostic de bébé secoué. La Cour Suprême a en effet reconnu que la présence de la « triade » ne constituait pas une preuve scientifique suffisante pour une condamnation criminelle. Nous proposons une traduction en français de cette décision de justice.
MM a demandé à être acquitté.
Le procureur général s'est opposé à un changement du jugement de la Cour d'Appel. Il a expliqué qu'il souhaitait une condamnation pour violences aggravées (...). Il s'était exprimé ainsi :
Le 14 mai 2009, dans sa maison à Kungsbacka, MM a attaqué son fils OM en le secouant violemment ou en lui infligeant des coups à la tête, ou en faisant cogner sa tête contre quelque chose, ou en utilisant d'autres formes de violences contre la tête. La violence a causé chez O des hémorragies sous la dure-mère et des hémorragies au fond d’œil, dans les deux yeux. Le crime est aggravé puisque l'acte constituait un danger mortel et parce que O a souffert de lésions corporelles sévères. Alternativement, les secouements auraient pu avoir lieu par négligence. (...)
MM a objecté aux poursuites en disant qu'il n'avait pas causé les lésions de O et qu'il ne lui avait jamais fait du mal, que ce soit intentionnellement ou par négligence. Il a ajouté que, si jamais la Cour Suprême jugeait que les deux lésions avaient été causées par lui et que l'acte était intentionnel ou négligent, il les aurait causées en urgence et l'acte n'aurait donc pas été un crime. S'il est acquitté, MM demande des compensations à la fois pour la perte de revenus et pour les coûts en lien avec l'audience à la Cour Suprême et pour les coûts d'un témoin au tribunal de district.
Contexte
1. OM est né le 25 février 2009. Il est le fils de MM et EN. O a un frère jumeau, A. Les garçons sont nés par césarienne planifiée. L'accouchement s'est déroulé sans complications. MM et EN ont aussi une fille plus âgée née en 2004.
2. Quelques semaines après la naissance, A a été infecté par un virus respiratoire. Le 18 mars 2009, O et A ont été admis à l'hôpital et ont dû y rester 14 jours. O a aussi été infecté. A, en particulier, a été sévèrement affecté par l'infection. Lorsque O a été admis à l'hôpital, il avait des bleus sur une joue et, comme l'indique le certificat médico-légal, « sur tout l'avant de sa jambe gauche. »
3. Le matin du 14 mai 2009, la famille a consulté un centre pédiatrique car O vomissait en jet depuis deux jours. Dans l'après-midi, O ne se sentait pas bien. A 18h, MM était avec O dans la salle de bain. O criait. D'un coup, il s'est tu. Lorsque EN, qui était dehors, est entrée dans la salle de bain, elle a vu que O était inconscient et respirait mal. Elle a décidé d'appeler immédiatement les secours. Ces derniers ont envoyé une ambulance. Lorsque EN parlait au téléphone, O était tenu par MM.
La version de MM et les problèmes associés
4. MM a dit que lorsque O était allongé sur la table a langer, il a soudainement commencé à crier plus fort que d'habitude, et qu'il a soudainement cessé de crier. Il est devenu inconscient, « tout mou », avec « les yeux révulsés. » MM a ajouté qu'il a été pris de panique et qu'il a secoué O pour le ramener à la vie. La première question dans ce cas est de savoir si MM a causé les lésions de O en le secouant, ou avec des coups à la tête, ou en cognant sa tête contre quelque chose, ou en utilisant une autre forme de violence contre sa tête.
Le transport en ambulance et l'hospitalisation
5. Lorsque les ambulanciers sont arrivés à la maison, O était inconscient. Sa respiration était faible et lente, et il était pâle. MM a accompagné O dans l'ambulance. Durant le transport à l'hôpital, O a été ventilé par oxygène et sa respiration s'est améliorée. Son pouls était aussi meilleur et son tonus est revenu plus ou moins à la normale. O a été emmené à l'hôpital de Gothenburg après un transport en ambulance de moins d'une demi-heure. Les ambulanciers ont alors noté qu'il allait un peu mieux mais qu'il restait toujours dans un état très grave.
6. Au cours de son séjour à l'hôpital, O a eu des spasmes récurrents. On lui a donné des médicaments anti-épileptiques. Il a été aussi traité par respirateur. Après l'arrêt du respirateur, O a eu des antibiotiques pour une suspicion de pneumonie. O est allé de mieux en mieux et il a quitté l'hôpital de Gothenburg le 27 mai 2009. Il a été transféré à un hôpital à Halmstad. Il y est resté deux jours. Il a ensuite été transféré en pouponnière.
Le rapport médico-légal
7. Le rapport médico-légal a été rendu en avril 2010 (...). Le certificat dit que, alors qu'il était à l'hôpital de Gothenburg, O a eu des hémorragies sous-durales, des résidus de sang mélangés avec du liquide cérébro-spinal sous la dure-mère, et des hémorragies rétiniennes bilatérales. Il a aussi été montré que, si son état s'améliorait peu à peu, sa respiration était affectée et comportait des arrêts respiratoires, qu'il restait pâle avec atteinte circulatoire, qu'il était irritable, qu'il avait des absences, que sa fontanelle était tendue, et qu'il avait des spasmes et des activités anormales des cellules nerveuses vues à l'EEG.
8. Selon le rapport médico-légal, les lésions de O ont été causées par des violences. En ce qui concerne le type de violences, le rapport médico-légal déclare que l'apparence, la localisation, et l'étendue des hémorragies sous-durales et des hémorragies rétiniennes indique fortement qu'elles sont la conséquence d'un secouement violent causé par un adulte. Par contre, le certificat déclare qu'il n'est pas possible de déterminer quel type de violence a pu causer les bleus sur la tête et les jambes présentées le 18 mars 2009. Cependant, le certificat ajoute que la manipulation normale et les soins normaux des bébés en bonne santé ne causent pas de bleus.
9. Au sujet des hémorragies, le rapport médico-légal déclare que le tableau clinique des symptômes aigus et les hémorragies indiquent fortement que O a été victime d'un secouement violent peu avant l'arrivée de l'ambulance. Cependant, le certificat établit que le fait que les hémorragies soient d'âges différents indique qu'elles ont eu lieu à des moments différents, et donc qu'il y a eu des épisodes répétés des violences. Selon ce qui est indiqué dans le certificat, il n'était pas possible d'évaluer précisément l'âge des différentes hémorragies.
Le rapport médico-légal complémentaire
10. Après que le rapport médico-légal a été rendu, un examen ultérieur du cerveau de O a été conduit par IRM. Le médecin légiste a ajouté alors des informations. La conclusion des nouvelles images, qu'il y a une atrophie corticale et une gliose étendue, démontre que O a eu des lésions cérébrales et que ces lésions ont été causées par des secouements violents commis par un adulte.
L'avis du Comité National de Santé
11. Après que la Court Suprême a décidé de considérer le dossier, le procureur général a obtenu une opinion du Conseil Juridique du Comité National de Santé. Dans son rapport du 5 novembre 2013, le Conseil Juridique s'associe avec le Professeur Anders Eriksson, un médecin spécialiste de médecine légale, et conseil scientifique en médecine légale au Comité National de Santé. Selon ce que Anders Eriksson a écrit dans son rapport, rendu en octobre 2013, la probabilité que les symptômes de O aient eu lieu d'une autre manière que par les actions intentionnelles d'un adulte est très faible. Dans son rapport, Anders Eriksson a estimé qu'il n'y avait pas d'information permettant de soutenir une explication alternative pour les lésions autre que celle faite par la Cour de District et la Cour d'Appel.
Les témoignages à la Cour Suprême
12. Des témoins ont été entendus à la Cour Suprême, Anders Eriksson et le Professeur Senior Peter Aspelin qui a aussi témoigné dans ce cas, à la demande de MM.
13. Anders Eriksson a dit les choses suivantes. Il a basé sa conclusion au Conseil Juridique sur le fait que O a présenté trois symptômes (une triade) qui, s'ils surviennent en même temps, ont toujours été considérés, selon la vue traditionnelle, comme indiquant fortement qu'il y a eu des secouements violents, à moins que l'enfant ait été victime d'une autre forme de « traumatisme à haute énergie » comme un accident de la circulation ou une chute d'une hauteur importante. Les symptômes de la triade incluent les hémorragies sous-durales, les hémorragies dans le fond de l’œil, et le gonflement du cerveau.
Cependant, ce modèle diagnostique a été critiqué. La critique porte sur le fait que les symptômes peuvent avoir d'autres causes. Il est impossible de le nier. L'agence de santé suédoise (la SBU) a donc débuté un projet sur le secouement. Le projet, qui va durer deux ans et qui consiste en une revue systématique de la littérature, vise à mettre en lumière les preuves scientifiques disponibles permettant d'établir la précision des différentes méthodes de diagnostic pour le secouement violent.
Il participe lui-même au projet en tant qu'expert. Au vu de ce qui est apparu récemment, il n'est actuellement pas clair de dire à quel point les composants de la triade sont spécifiques à un secouement violent. Il est impossible de dire aujourd'hui que la présence de la triade signifie qu'un secouement violent a eu lieu. Il faut plutôt conclure que nous ne savons pas : nous sommes dans une impasse. Cela signifie qu'il n'est plus en accord avec sa propre opinion donnée auparavant au Conseil Juridique. Au contraire, il est désormais d'accord avec ce que Peter Aspelin a dit dans son témoignage.
14. Peter Aspelin a dit les choses suivantes. Il est médecin et professeur de radiologie. Il a été au conseil scientifique de la SBU pendant six ans. Selon lui, il y a deux camps dans la communauté médicale qui travaille sur le secouement. La controverse n'est pas de savoir s'il est dangereux ou pas de secouer un enfant violemment. La question discutée est de savoir avec quel degré de certitude scientifique on peut déterminer comment différentes lésions chez un enfant ont pu se produire.
L'affirmation selon laquelle la présence de la triade est une preuve forte qu'un secouement violent a eu lieu date de la fin des années 1960. Cependant, les preuves médicales sont relativement faibles. Mais l'affirmation a été généralement acceptée et elle s'est transformée en une vérité médicale sur plusieurs décennies, même si la situation pour les preuves n'a pas changé.
Il est connu que de nombreuses hémorragies rétiniennes ne sont pas reliées à des violences et ont d'autres causes. Il n'a pas été montré que les fibres nerveuses sont rompues, causant donc un œdème cérébral en lien avec un secouement violent. On peut aussi se demander si un secouement violent peut réellement avoir lieu sans causer de lésions au cou. Il y a aussi d'autres objections à la triade comme une méthode diagnostique.
Pour résumer, il peut être dit que le soutien scientifique du diagnostic de secouement violent est incertain. Il n'y a pas de standard diagnostique établi, et il n'est pas clair s'il y a un soutien scientifique pour le diagnostic au vu des différents critères.
L'évaluation de la Cour Suprême
15. Il n'y a pas de preuves sur ce qu'il s'est passé lorsque MM était dans la salle de bain avec O, qui criait, juste avant que O ne pleure plus. La seule information provient de MM. Ainsi, aucune conclusion ne peut être obtenue de EN sur la séquence d’événements ayant eu lieu dans la salle de bain.
16. Le témoignage de MM est que O était allongé sur la table à langer lorsqu'il a soudainement crié plus fort que d'habitude, qu'il est ensuite devenu complètement silencieux, tout mou, les yeux révulsés, et que MM l'a alors agrippé en panique et qu'il l'a secoué pour le ramener à la vie.
Dans l'enregistrement vidéo qui a été fait au cours de l'enquête préliminaire, MM a montré ce qu'il s'était passé. Les secouements apparaissent très précautionneux et ne correspondent absolument pas à la description d'un secouement violent. Pour référence, voici la définition donnée par l'Académie Américaine de Pédiatrie, qui est incluse dans le jugement de la cour de district : « les secouements sont sévères, violents, massifs. Il n'ont rien à voir avec les secouements légers qui ont lieu au cours d'un jeu ou en balançant l'enfant dans les bras. Une personne normale observant la séquence d’événements réaliserait rapidement que l'enfant est manipulé d'une manière très dangereuse. » L'information donnée par MM sur la manière dont il a secoué O n'est donc pas vraiment une explication pour les symptômes de O.
17. Cela signifie que la seule preuve qui existe pour l'affirmation du procureur général selon laquelle MM a causé les lésions de O, est qu'elles n'ont pu être causées par rien d'autre que par des violences par MM, puisque O n'a pas été impliqué dans un accident grave. La question est donc de savoir si l'information que le procureur général a cité dans son soutien à la conclusion permet de montrer au delà d'un doute raisonnable que MM a causé les lésions de O.
18. Le type de preuve en jeu ici, qui signifie qu'il est possible de tirer des conclusions sûres sur des actions simplement parce que certains effets ont lieu, doit être évalué avec beaucoup de précaution. Une comparaison peut être faite avec une autre décision de la Cour Suprême. La question se posait de savoir si une autre personne que le prévenu aurait pu attaquer une personne et causer sa mort. Selon la Cour Suprême, une condamnation ne doit être obtenue que de manière exceptionnelle lorsque le seul indice est le fait négatif que l'enquête n'a pas permis de trouver un autre auteur des actes.
19. Pour pouvoir conclure au delà d'un doute raisonnable que la seule présence de certaines lésions signifie que ces lésions ont été causées par quelqu'un de manière criminelle, la conclusion doit reposer sur des bases scientifiques pour lesquelles il y a des preuves très fortes. En même temps, l'existence de toute autre explication concevable possible doit être éliminée.
20. C'est évidemment une situation complètement différente si, par exemple, la science judiciaire est utilisée dans des cas où il y a aussi d'autres preuves, par exemple pour clarifier les circonstances de lésions spécifiques ou pour évaluer quand des lésions ont eu lieu. Un autre exemple où la science judiciaire peut fournir des données importantes est dans l'évaluation qui peut être faite pour les risques de santé dans une situation particulière.
21. Il peut être conclu, de manière générale, que les preuves scientifiques du diagnostic du secouement violent sont incertaines. Il n'a pas pu être montré que les faits dans ce cas ont pu établir que les lésions de O ont été causées par un secouement violent ou d'autres violences de la part de MM. Au contraire, certains faits, comme le fait que O ait auparavant été infecté par un virus, et qu'il y avait des signes d'hémorragies plus anciennes sous la dure-mère, indiquent qu'il y a d'autres explications pour les symptômes de O.
La conclusion de la Cour Suprême
22. La conclusion est qu'il n'a pas pu être démontré au delà d'un doute raisonnable que MM a causé à O les lésions énoncées par le procureur général. MM doit donc être acquitté.
Sources :