Nous proposons la traduction d'un article paru le 3 septembre 2018 dans Journal of Medicine and Philosophy. Cet article a été rédigé par les auteurs suédois du rapport gouvernemental qui avait mis en évidence le faible niveau de preuves scientifiques du diagnostic de secouement basé sur la triade de lésions. Dans cet article, les auteurs s'interrogent sur les raisons pour lesquelles les données scientifiques remettant en question les diagnostics ne sont pas prises en compte par la plupart des médecins. Ils suggèrent que c'est le fait de se baser sur des valeurs (la protection de l'enfance) plutôt que sur de la science (recherche de la vérité) qui empêche les évolutions scientifiques d'intégrer les pratiques médicales et médico-légales. Par ailleurs, la pensée de groupe a tendance à anesthésier l'esprit critique et la culture du doute qui font pourtant l'essence de la démarche scientifique.
De la protection de l'enfance à la protection d'un paradigme : genèse, développement, et défense d'un paradigme scientifique
Niels Lynoe, Niklas Juth, Anders Eriksson
Résumé
Un paradigme scientifique embrasse généralement des normes de recherche et des valeurs, comme la recherche de la vérité, l'esprit critique, le désintéressement, et les bonnes pratiques scientifiques. Ces valeurs doivent empêcher un paradigme d'introduire des hypothèses invalides. Mais parfois, des scientifiques qui sont aussi des médecins développent des normes cliniques qui sont en conflit avec la démarche scientifique. Comme exemple d'un tel conflit, nous avons analysé la genèse et le développement du paradigme du syndrome du bébé secoué.
Le point de départ de cette analyse est une revue systématique de la littérature récente, qui a conclu qu'il y avait des preuves scientifiques très limitées pour l'hypothèse de base tenue par les équipes de protection infantile. Selon cette hypothèse, lorsque certains signes sont présents (et qu'aucune autre explication acceptable n'est donnée), l'enfant a été violemment secoué. Nous suggérons que de telles équipes ont développé des critères basés sur des valeurs plutôt que sur de la science pour classifier les cas de bébés secoués. De plus, nous suggérons que les équipes sont victimes de la « pensée de groupe », aggravant les difficultés à considérer les critiques remettant en question les critères établis par les équipes.
1. Introduction
En 1971, le neurochirurgien pédiatrique Norman Guthkelch a présenté l'hypothèse que le secouement d'un bébé pouvait causer un certain type de saignements intracrâniens : les hématomes sous-duraux. Plus tard, cette hypothèse a été étendue pour inclure les hémorragies rétiniennes et l'encéphalopathie, les trois signes que l'on dénomme « la triade ». L'hypothèse de la triade a été adoptée rapidement et a donné lieu à une implication inverse et certaine : si la triade est présente, alors le bébé a dû être violemment secoué, ce que l'on appelle le syndrome du bébé secoué (SBS).
En 2012, Guthkelch a fait part de sa déception quant au fait que son hypothèse de 1971 a été étendue et détournée. Il a dit que l'implication qui en a découlé était basée sur des preuves faibles. Il a aussi regretté l'utilisation de la triade chez un bébé pour déterminer l'existence d'un secouement, dans le cadre de poursuites et de condamnations de parents et de nounous suspectés mais potentiellement innocents.
Malgré cela, cette affirmation semble avoir été généralement acceptée par les médecins concernés. Les résultats d'une étude récente ont montré que 88% des médecins américains qui rencontrent fréquemment des cas de suspicions de maltraitance infantile considèrent que le diagnostic de SBS est valide si la triade est présente.
De nombreuses études sur le SBS ont été publiées au cours des 40 dernières années, notamment des revues systématiques de la littérature. En conséquence, les partisans de l'hypothèse du SBS semblent avoir de bonnes raisons de supposer que leur affirmation (que si la triade est présente et aucune autre explication « acceptable » n'est donnée, alors l'enfant a nécessairement été violemment secoué) est basée sur des preuves fortes et solides.
Néanmoins, la déclaration de Guthkelch de 2012 a reçu le soutien d'autres personnes, qui ont directement ou indirectement remis en question l'hypothèse du SBS. Récemment, une revue systématique de la littérature concernant le SBS a conclu que seulement 2 articles sur 30 articles pertinents (obtenus à partir de 3773 publications) remplissaient les critères pour « un risque modéré de biais ». Pas la moindre étude n'a satisfait aux critères pour « un risque faible de biais. » Deux conclusions ont été obtenues à partir de cette revue systématiques :
- Il y a des preuves scientifiques insuffisantes (ou très faibles) permettant d'évaluer la précision diagnostique de la triade pour identifier le secouement traumatique.
- Il y a des preuves scientifiques limitées (ou faibles) que la triade et donc ses composantes puissent être associées au secouement traumatique.
En conséquence de ces résultats, il n'est pas possible d'estimer l'incidence ou la prévalence du SBS.
La question se pose alors de savoir comment il est possible que des décennies de recherches aient résulté en des preuves aussi limitées, insuffisantes, ou biaisées. De plus, pourquoi est-ce que la société scientifique internationale croit que le concept de SBS est basé sur des preuves fortes et solides ? Pour répondre à ces questions, nous avons examiné minutieusement les arguments donnés dans la revue systématique récente, et nous avons analysé la genèse, le développement, et la défense du paradigme du bébé secoué.
2. La revue systématique récente de la littérature
La revue publiée récemment a conclu qu'une vaste majorité des études empiriques passées souffrent d'un risque élevé de biais, principalement pour deux raisons : (1) il y avait des failles méthodologiques concernant, par exemple, le protocole de l'étude, et (2) les critères utilisés pour classifier les cas de bébés secoués étaient basés sur un raisonnement circulaire.
Failles méthodologiques
La revue systématique de la littérature s'est concentrée sur la relation entre la triade et un traumatisme direct sans impact à la tête ou au torse. Elle a inclus les enfants âgés de moins de 12 mois pour lesquels quelqu'un avait avoué avoir secoué l'enfant ou avait observé quelqu'un d'autre le faire. Ces cas étaient, si possible, comparés à ceux dans lesquels un enfant avait été exposé à d'autres types de traumatismes avec témoins (par exemple, accidents de la circulation) résultant aussi en la triade. La question de recherche était : avec quelle certitude peut-on dire que la triade a été causée par un secouement violent ?
Du fait de la nature de cette question, il n'est évidemment pas possible de mettre en place des études randomisées et avec contrôles. Ainsi, les études sur le SBS sont basées sur des études observationnelles, comme les études de cohortes ou de cas-témoins. Beaucoup d'études passées en revue ont été conduites comme des études cas-témoin rétrospectives, avec le problème commun que les contrôles n'étaient pas suffisamment comparables au groupe étudié, par exemple en ce qui concerne l'âge des enfants. De telles comparaisons induisent des biais observationnels et compromettent les conclusions.
Un autre problème méthodologique était que les critères utilisés pour classifier les cas de SBS n'étaient pas explicitement définis ou spécifiés. Dans plusieurs études, il était simplement dit qu'une équipe de protection infantile (ou une « équipe multidisciplinaire ») avait effectué la classification, ce qui résultait en un problème de circularité.
Le problème de la circularité
En ce qui concerne le raisonnement circulaire, l'hypothèse de base d'une équipe de protection infantile est que si la triade est présente (et qu'aucune explication alternative considérée comme « acceptable » n'a été donnée), alors l'enfant a dû être violemment secoué. Une condition préalable à cette hypothèse est que certaines pathologies (comme la prématurité, les troubles de la coagulation, les maladies infectieuses, la leucémie, et de nombreuses autres pathologies médicales) ont été exclues.
Mais si un parent ou un garde d'enfant ne peut pas donner une explication qui est considérée comme « acceptable », il est alors supposé que la personne ment si elle nie avoir violemment secoué le bébé. C'est aussi le cas s'il y a des signes de traumatisme direct (par exemple, un hématome sous-galéal). On attend ainsi de la personne qu'elle donne une explication « acceptable », par exemple que le bébé est tombé de la table à langer. Mais si la chute a eu lieu d'une hauteur en dessous un certain seul (par exemple, moins d'un mètre), l'explication n'est pas considérée comme « acceptable ». Il est alors supposé par défaut que le parent ou le garde d'enfant ment. Ces cas sont donc classifiés comme « syndrome du bébé secoué », « traumatisme crânien intentionnel », ou « lésions à la tête intentionnelle », ou un autre terme similaire.
De plus, si un parent ou un garde d'enfant ne donne pas d'explications ou change son histoire, la présence de la triade classifie par défaut l'enfant comme étant un bébé secoué. Parfois, un parent ou un garde d'enfant admet avoir secoué l'enfant mais seulement après qu'il ait perdu connaissance et/ou qu'il ait arrêté de respirer, c'est-à-dire, un acte de réanimation. Même lorsque ce type de secouement pourrait être considéré comme étant léger et temporellement non pertinent par rapport à la maladie de l'enfant, ces cas sont aussi classifiés comme des cas de bébés secoués.
Dans plusieurs études, les auteurs ont aussi inclus des cas où un parent ou garde d'enfant a été condamné pour secouement, même lorsque ce dernier le niait. Cependant, un verdict de culpabilité pourrait être basé sur le témoignage d'un expert faisant partie d'une équipe de protection infantile.
Cela souligne encore une fois la différence importante entre la tâche d'une équipe de protection infantile, à savoir, devoir protéger les enfants des maltraitances, contre la tâche de l'expert médical, qui doit donner au système judiciaire des informations impartiales, bien fondées, et basées sur des preuves scientifiquement robustes.
Un parent ou un garde d'enfant pourrait mentir pour se protéger de poursuites. Mais, il pourrait aussi dire la vérité lorsqu'il est incapable de donner une explication alternative « acceptable ». Peut-être que rien n'a eu lieu, ou qu'une chute mineure a causé la triade.
Par exemple, un périmètre crânien élevé associé à une hydrocéphalie externe (avec ou sans traumatisme mineur) semble entraîner un risque plus important d'hématomes sous-duraux. Les hématomes sous-duraux et les hémorragies rétiniennes sont aussi associées aux accouchements par voie basse, normaux ou avec complications. En moyenne, environ 40% des accouchements normaux s'accompagneraient d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes sans symptômes cliniques. Mais dans quelques cas, un hématome sous-dural pourrait se développer en un hygrome et ressaigner, ce qui en retour pourrait causer des symptômes cliniques comme la perte soudaine de connaissance et l'apnée.
Ainsi, les équipes de protection infantile ont développé les critères pour la classification des cas de bébés secoués et des contrôles. Les critères sont basés sur l'hypothèse qu'un parent ou garde d'enfant ment s'il nie avoir secoué le bébé ; par conséquent, si la triade est présente, le bébé a par défaut été violemment secoué.
Néanmoins, depuis le début, les chercheurs qui ont conduit des études observationnelles pour explorer la validité de la triade ont adopté la classification et les critères de l'équipe de protection infantile. Donc, une classification qui présuppose qu'un bébé avec la triade a été violemment secoué conduit à un raisonnement circulaire. Ou, en d'autres termes, ce qui est étudié est déjà supposé être vrai : si la triade est présente, le bébé doit avoir été violemment secoué.
Ce type de raisonnement circulaire peut être minimisé, mais pas complètement évité, si les cas de l'étude incluent seulement des bébés secoués avec témoins, ou des cas avec aveux détaillés ne présupposant pas la véracité de ce qui doit être démontré (à savoir, que le bébé a été violemment secoué). Les cas peuvent aussi bien sûr inclure des cas de secouement indéniable, basés sur des enregistrements vidéo des incidents.
Les critères circulaires mentionnés plus haut résultent probablement en des comparaisons inadéquates. Les groupes des bébés présumés secoués pourraient inclure des cas dans lesquels aucun secouement n'a eu lieu, et les groupes de contrôles pourraient inclure des bébés réellement secoués. Évidemment, de telles études ne permettent pas de conclure, et elles ont été classées dans la revue systématique comme ayant un risque élevé de biais.
Aussi, en considérant ces lacunes méthodologiques, seulement deux études ont été classées comme ayant un risque modéré de biais, et aucune n'avait un faible risque de biais. Cependant, ces deux études avaient aussi des groupes de comparaison contestables ainsi que d'autres failles méthodologiques.
Au contraire de la plupart des études, les deux avec un risque modéré de biais incluaient des personnes qui avaient avoué avoir secoué l'enfant. De plus, dans l'une de ces études, certains cas de bébés secoués incluaient des informations détaillées sur ce que le parent ou garde d'enfant avait effectivement avoué faire. Mais généralement, dans la plupart des études évaluées, il n'y avait pas d'informations sur ce que le parent ou le garde d'enfant avait avoué, ou les circonstances dans lesquelles les aveux avaient été obtenus.
Est-ce que l'aveu avait été le résultat d'une négociation de peine ? Dans une telle procédure, on offre à l'accusé une classification plus faible du crime en échange d'un aveu, ce qui permet souvent d'éviter une peine beaucoup plus longue. Dans un tel cas, l'accusé est fortement incité à avouer, qu'il soit coupable ou non, augmentant le risque de faux aveux. Dans une étude américaine, le pourcentage d'aveux obtenus dans une négociation de peine a été estimée à 13 sur 29 cas.
Le risque de faux aveux pourrait aussi survenir lorsque les deux parents sont poursuivis pour avoir secoué l'enfant. Un policier pourrait indiquer que si l'un des parents avoue, l'autre sera remis en liberté et pourra retrouver la garde de l'enfant (et celle des éventuels frères et sœurs) ; sinon, les enfants seront placés en famille d'accueil.
Cette stratégie fait partie de la technique Reid, dans laquelle le point de départ est que le suspect est coupable. Dans de tels cas, la police et le procureur sont certains que le suspect est coupable. En effet, ils ont été informés par un expert faisant par exemple partie d'une équipe de protection infantile qui pense que, lorsqu'il n'y a pas d'explication « acceptable » alternative, l'enfant a dû être violemment secoué. De cette manière, même des faux aveux pourraient contenir des informations détaillées (mais imaginaires) sur ce qu'il s'est passé.
3. La genèse des hypothèses et critères généraux
Les preuves actuelles du syndrome du bébé secoué sont clairement de mauvaise qualité. Mais alors, pourquoi les pédiatres et les autres scientifiques concernés ont-ils collectivement accepté et intégré ces critères biaisés pour la classification des cas de bébés secoués ?
Dans la section suivante, trois explications plausibles sont discutées. L'une concerne la théorie de psychologie sociale de la « pensée de groupe », et une autre la philosophie des paradigmes scientifiques. Troisièmement, les caractéristiques et les traits de caractères individuels, comme le conformisme, l'absence d'attitude critique et/ou de courage moral chez les éditeurs et examinateurs des journaux scientifiques, pourraient y avoir contribué.
Pensée de groupe
Bien que la théorie de psychologie sociale de la pensée de groupe ait été introduite en 1971, ce n'est pas avant 2010 qu'elle a été appliquée dans un contexte pertinent pour cette étude : un examen des dossiers dans les tribunaux familiaux, notamment dans le contexte des cas de maltraitance.
La pensée de groupe peut survenir lorsque les membres d'un « endogroupe soudé ambitionnent l'unanimité, outrepassant leur envie d'évaluer de manière réaliste les causes alternative des actes. » Il est souligné que c'est le contexte (par exemple, faire face à des dilemmes moraux difficiles) plutôt que la personnalité des membres individuels du groupe, qui facilite la pensée de groupe. Une longue éducation ou une longue formation n'immunisent pas contre la pensée de groupe.
Les symptômes de la pensée de groupe incluent :
- un fort sens de la part des membres du groupe d'être moralement du bon côté ;
- une tendance à utiliser des stéréotypes et de l'hostilité envers les groupes extérieurs ;
- la pression conformiste.
La pensée de groupe ne survient pas uniquement dans un seul cas au tribunal ; si un groupe, par exemple, une équipe multidisciplinaire, intervient régulièrement au tribunal, la pensée de groupe peut aussi infiltrer le processus de décision par le même groupe dans les cas futurs. La pensée de groupe survient également si les membres du groupe se considèrent comme appartenant à un club exclusif ou à une élite.
Dans ce contexte, l'explication hypothétique est que les équipes de protection infantile sont victimes d'une pensée de groupe.
Ces équipes sont parfois composées de membres de différentes spécialités médicales, mais comportent de manière prédominante des pédiatres, des radiologues, des travailleurs sociaux, des policiers, et parfois, des procureurs.
Une équipe fait face à des dilemmes moraux difficiles, et elle a un fort sens moral consistant à protéger les enfants de la maltraitance. Avec un tel cadre de moralité, les critères avec lesquels ils identifient la maltraitance pourraient être orientés de manière à prouver la culpabilité, plutôt qu'être motivés par des considérations médicales ou scientifiques.
Ainsi, leur tâche n'est pas en premier lieu de classifier les cas de bébés secoués correctement, mais plutôt de protéger un enfant d'un risque futur de maltraitance, même si cela conduit au risque de condamner un parent innocent.
Si quelqu'un remet en cause les décisions d'une telle équipe, ses membres peuvent réagir de manière hostile : « alors, vous voulez que des parents maltraitants soient libres ? » Comme personne ne souhaite être soupçonné d'une telle chose, les membres de ce groupe sont protégés des critiques extérieures.
La suggestion que les critères pour la classification des cas de bébés secoués sont motivés plus par des considérations pénales que scientifiques, pourrait aussi expliquer la découverte que l'incidence des homicides d'enfants a augmenté brutalement après 1980 jusqu'en 2005, alors qu'elle était stable entre 1940 et 1979. Selon les auteurs, une explication pourrait être que la classification des homicides et des accidents était influencée par des valeurs plutôt que par des considérations scientifiques.
La pensée de groupe parmi les équipes de protection infantile pourrait avoir eu des conséquences plus graves qu'une mauvaise classification des cas d'étude et de contrôle. En pratique, une conséquence est que des cas de faux positifs sont occultés et peuvent apparaître comme s'ils étaient des vrais positifs. Puisque, par exemple, une valeur prédictive positive dépend du nombre de faux positifs (vrais positifs / vrais positifs + faux positifs), cacher des cas faux positifs et les faire passer pour des vrais positifs pourrait conduire à une valeur prédictive positive extrêmement et déraisonnablement élevée. La pensée de groupe parmi les équipes de protection infantile peut aussi leur permettre de gérer l'incertitude dans une situation dans laquelle l'alternative consistant à ne pas identifier la maltraitance et ne pas poursuivre les criminels est inacceptable.
Même si l'hypothèse de la pensée de groupe peut expliquer la genèse des critères au sein d'une équipe de protection infantile, elle n'explique pas comment des sociétés scientifiques internationales ont embrassé les critères pour classifier les cas de bébés secoués. Pourquoi les éditeurs, les examinateurs des journaux scientifiques internationaux, les donateurs, les comités éthiques de recherche, ont pu accepter de tels critères biaisés ?
Paradigmes et stratégies de protection du paradigme
On peut expliquer l'acceptation par la communauté scientifique de l'hypothèse générale par extrapolation à partir de la théorie des paradigmes scientifiques, selon laquelle un paradigme scientifique embrasse des hypothèses de base sur des faits et des valeurs.
L'hypothèse générale est toujours la suivante : si la triade est présente et qu'aucune explication alternative considérée comme « acceptable » n'est donnée, alors l'enfant a été violemment secoué. Selon cette hypothèse de base, si la triade est présente sans une explication alternative « acceptable » , mais s'il y a des doutes sur la réalité du secouement, alors nous sommes faces à une « anomalie ».
Une anomalie scientifique est un phénomène que le cadre théorique du paradigme ne permet pas d'expliquer.
Si, par exemple, un parent ou une nounou nie avoir secoué l'enfant avec la triade, et maintient que l'enfant est devenu soudainement inconscient, ce récit est considéré comme n'ayant pas d'explication selon le paradigme. C'est donc une anomalie scientifique. Puisque le paradigme est censé donner une explication pour le phénomène en question, cela représente un problème.
Néanmoins, dans le contexte du syndrome du bébé secoué, ce n'est pas considéré comme une anomalie. Au contraire, si le parent ou la nounou qui maintient qu'il n'a rien fait de la sorte est considéré comme un menteur, alors il n'y a pas d'anomalie scientifique. Scientifiquement, dire qu'un parent ou un garde d'enfant ment pourrait être considéré comme une hypothèse auxiliaire avec l'objectif d'éliminer l'anomalie et protéger ainsi le paradigme de crises.
Bien qu'un paradigme scientifique naisse, vive, et meurt avec ses anomalies, des anomalies peuvent parfois indiquer que quelque chose est faux au sein du paradigme dominant et, finalement, devenir l'embryon d'un nouveau paradigme.
Pour défendre et préserver le paradigme d'anomalies excessives et des risques subséquents de crises ou d'une révolution scientifique, différentes stratégies de protection du paradigme peuvent être considérées.
Le tableau suivant présente six exemples de telles stratégies préservant le paradigme au sujet du syndrome du bébé secoué.
- Si un parent ou un garde d'enfant ne donne pas d'explication pour la présence de la triade chez un bébé, c'est considéré comme impossible selon le paradigme du syndrome du bébé secoué. Scientifiquement, cela devrait donc être classé comme une anomalie. Selon les équipes de protection infantile, il est présupposé que le parent ment s'il n'avoue pas avoir secoué l'enfant, et le cas est alors classifié comme un cas de bébé secoué. Ainsi, l'anomalie est éliminée, et le paradigme du syndrome du bébé secoué est protégé et ainsi préservé.
- Si un parent ou un garde d'enfant avoue avoir secoué l'enfant pour le ranimer, c'est considéré comme impossible selon le paradigme du syndrome du bébé secoué. Scientifiquement, cela devrait donc être classé comme une anomalie. Selon les équipes de protection infantile, il est présupposé que le parent ment, et le cas est alors classifié comme un cas de bébé secoué. Encore une fois, l'anomalie est éliminée, et le paradigme du SBS est protégé et ainsi préservé.
- Si des signes externes d'impact sont retrouvés et qu'il n'y a pas d'explication alternative acceptable (comme une chute de moins d'un mètre), alors cela devrait aussi être considéré, selon le paradigme du bébé secoué, comme une anomalie. Selon les équipes de protection infantile, il est présupposé que le parent ment, et le cas est alors classifié comme un cas de bébé secoué. Encore une fois, l'anomalie est éliminée, et le paradigme du SBS est protégé et ainsi préservé.
- Si un parent ou garde d'enfant fait de faux aveux de secouement dans le cadre d'une négociation de peine (ce qui présuppose que l'expert dit qu'il n'y a pas d'autre explication acceptable), alors ce cas est aussi classifié comme un cas de bébé secoué et le paradigme est préservé.
- Si un parent ou garde d'enfant fait des aveux après avoir été interrogé par la technique Reid (ce qui présuppose que l'expert a dit qu'il n'y avait pas d'explication acceptable), alors le cas est aussi classifié comme un cas de bébé secoué. Cela permet là encore de protéger le paradigme et la procédure.
- Si le parent ou garde d'enfant change son histoire sur ce qu'il s'est passé, il est présupposé qu'il ne dit pas la vérité, et un tel cas est aussi classé comme un cas de bébé secoué. Cela permet là encore de protéger le paradigme et la procédure.
Ainsi, les stratégies peuvent avoir des conséquences graves non seulement en rendant possible des biais scientifiques, mais aussi pour un parent ou un garde d'enfant, pour l'enfant, et pour toute la famille.
Ce qui a été dit ci-dessus, cependant, ne permet pas expliquer pourquoi l'hypothèse générale a été adoptée en premier lieu. Pourquoi ?
Un paradigme scientifique embrasse typiquement des normes de recherche importantes et des valeurs, comme la recherche de la vérité, la pensée critique, la rationalité, le désintéressement, et les bonnes pratiques scientifiques. Ces valeurs devraient empêcher le paradigme d'introduire des hypothèses défectueuses, comme celle discutée ici.
Mais si le scientifique est aussi un clinicien avec des devoirs particuliers (par exemple, celui de protéger les enfants), il ne peut sans doute pas dissocier les valeurs scientifiques de celles de sa nature de clinicien.
En ce qui concerne les problématiques associées à la protection de l'enfance, la plupart des pédiatres ont une forte passion pour la protection de l'enfance. Cette passion est aussi partagée par les académies et sociétés pédiatriques, donnant une place toute particulière à l'éthique pédiatrique au sein de la discipline médicale.
Les devoirs spéciaux associés à l'éthique pédiatrique pourraient aussi expliquer l'ignorance d'événements et de phénomènes qui pourraient autrement être considérés comme des anomalies potentielles, et donc remettre en cause la validité clinique du paradigme du syndrome du bébé secoué.
Ainsi, les valeurs scientifiques des chercheurs dans cette discipline pourraient avoir été remplacées par des normes cliniques et des préférences associées aux équipes de protection infantile. Ces préférences pourraient aussi expliquer le fait que la classification des cas de bébés secoués est basée plus sur des considérations éthiques que scientifiques.
Pour protéger le paradigme en vigueur de questions hostiles, dérangeantes, et d'anomalies, le paradigme du syndrome du bébé secoué a développé des stratégies de protection efficaces, permettant au paradigme de prospérer pendant plusieurs décennies.
Responsabilité de l'individu
Les éditeurs et examinateurs des journaux scientifiques internationaux, les membres des comités éthiques et des agences de financement pourraient bien sûr avoir été les victimes du paradigme et de la pensée de groupe. Mais, comme ils ont aussi l'objectif explicite d'examiner de manière critique les contributions scientifiques avant leur publication, ils doivent aussi être tenus responsables s'ils ne remplissent pas leur tâche principale.
Il y a un large corpus de littérature sur le conformisme, le népotisme, le courage moral, les dénonciations, et d'autres aspects similaires dans ce contexte. Bien sûr, cependant, les critiques peuvent ne pas avoir été assez efficaces dans leurs efforts pour objecter, argumenter, et convaincre leurs pairs de leurs doutes, et les conformistes ont échoué à appliquer une approche scientifique stricte.
Le pédiatre individuel peut comprendre que son obligation est de protéger les enfants de la maltraitance. Cela, en retour, rend nécessaire la défense du paradigme du syndrome du bébé secoué, une tâche qui n'a pas sans doute pas toujours été facile et qui demande aussi du courage.
Cependant, le manque de d'esprit critique individuel est aussi compréhensible. Pour un scientifique individuel, il peut être problématique de critiquer le paradigme. La réception de la revue systématique suédoise montre bien que les discussions ne sont pas basées uniquement sur des arguments scientifiques. Dans l'une des nombreuses réactions, il a même été suggéré que le rapport suédois était le résultat d'un complot !
4. Conclusion
Nous suggérons que la genèse et le maintien de critères biaisés pour le diagnostic de secouement sont basés sur une pensée de groupe parmi les équipes de protection infantile, et des stratégies de défense du paradigme au sein de la communauté scientifique, permettant la publication d'études biaisées pendant plus de 40 ans. Des critiques insuffisantes ont aussi contribué à cela. Ces phénomènes pourraient avoir eu un effet synergique et donner lieu à des critères qui ont été motivés par des considérations plus pénales que scientifiques.