Nous proposons la traduction d'une section du livre de l'avocat américain Randy Papetti sur la controverse autour du syndrome du bébé secoué. Cette section (4.3.1 p.221) a trait à un aspect spectaculaire de la controverse. La seule présence d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes, et souvent aussi de lésions cérébrales (ce que l'on appelle la « triade »), sans trace d'impact et sans récit de traumatisme majeur, a longtemps suffi à un diagnostic quasiment certain de maltraitance. C'est la base de la théorie du syndrome du bébé secoué. Cette idée, bien que toujours officiellement en vigueur en France, est désormais vigoureusement reniée par les autorités médicales internationales. Ces dénégations sont contredites par de très nombreux écrits des vingt dernières années. L'ouvrage de Randy Papetti propose dans les notes de bas de page de très nombreuses références et citations.
En 2001, le syndrome du bébé secoué était présenté comme un diagnostic bien caractérisé, défini principalement par la triade. Entre 2001 et 2009, des développements ont mis en évidence la faible fiabilité des diagnostics basés sur la triade. Par conséquent, pour continuer à soutenir que le syndrome du bébé secoué était un syndrome fiable sur le plan médico-légal, il fallait le dissocier de la triade.
« La triade est un mythe ! »
Le comité contre la maltraitance et la négligence infantile de l'Académie Américaine de Pédiatrie (AAP) a laissé de côté de manière manifeste la notion de triade dans la déclaration de l'AAP de 2009. À la conférence de 2010 du centre national sur le syndrome du bébé secoué, le président élu de l'AAP et le co-auteur du communiqué de 2009 de l'AAP a déclaré : « Seuls ceux qui ne sont pas des cliniciens travaillant régulièrement avec les enfants, des journalistes naïfs, et des professeurs biaisés soutiendraient que seuls trois signes et symptômes permettent de poser un diagnostic. »
À une formation en 2011, un autre membre du comité de l'AAP et un éditeur du principal traité sur la maltraitance infantile a déclaré : « Aucun pédiatre entraîné ne pense que l'hémorragie sous-durale, l'hémorragie rétinienne, et l'encéphalopathie est synonyme de maltraitance. La 'triade' est un mythe ! »
Dans un article de 2014, Greeley a exprimé sa grande perplexité devant les allégations que le diagnostic est basé sur la triade, soutenant même que le terme de « triade » n'est « jamais utilisé en pratique ».
Un guide de 2015 rédigé par le comité contre la maltraitance et la négligence infantile de l'AAP affirmait : « La controverse sur la triade est un 'épouvantail' créé pour les débats juridiques. »
En 2017, alors que le rapport suédois n'a trouvé essentiellement aucune preuve scientifiquement fiable pour soutenir la valeur diagnostique de la triade, les défenseurs du syndrome du bébé secoué ont jugé ce résultat totalement erroné parce que « la triade n'a aucune valeur pour les cliniciens expérimentés dans l'évaluation des suspicions d'un traumatisme crânien intentionnel. »
Les autres défenseurs du syndrome du bébé secoué ont qualifié de manière méprisante les trois signes comme la « triade du Professeur Tuerkheimer », ou ils ont soutenu qu'il n'y a pas, et qu'il n'y a jamais eu, de poursuites judiciaires basées exclusivement sur la triade.
Une réécriture de l'histoire ?
Ce chœur de dénégations, cependant, ne peut pas occulter le fait que la triade a été la base des diagnostics de syndrome du bébé secoué et des poursuites pendant au moins 25 ans. À une audience post-condamnation de 2014, Sandeep Narang, le co-auteur de Greeley, « a concédé qu'en 1997, des médecins réputés en pédiatrie affirmaient que les trois signes de la triade étaient quasiment exclusifs au syndrome du bébé secoué. »
Comme le concédait Narang, l'édition de 1997 de « L'enfant battu », le principal traité de l'époque sur la maltraitance, affirmait : « Le syndrome du bébé secoué produit généralement une triade diagnostique de lésions qui incluent un œdème cérébral diffus, des hémorragies sous-durales, et des hémorragies rétiniennes. Cette triade doit être considérée comme quasiment pathognomonique du syndrome du bébé secoué en l'absence d'un traumatisme documenté d'une force extraordinaire, tel que lors d'un accident de la circulation. »
La lettre de 1998 signée par 72 pédiatres et la quasi-totalité des principaux spécialistes de maltraitance infantile à la suite de l'affaire Woodward n'a pas utilisé le mot triade, mais a défini le diagnostic par les trois lésions de la triade : « Le syndrome du bébé secoué (avec ou sans preuve d'impact) est désormais une entité clinique et pathologique bien caractérisée avec des caractéristiques diagnostiques dans les cas sévères quasiment uniques à ce type de blessures : gonflement du cerveau (œdème cérébral) secondaire à des lésions cérébrales sévères, des saignements dans la tête (hémorragie sous-durale), et des saignements au fond des yeux (hémorragies rétiniennes). »
Le résumé exécutif de 2000 de la deuxième conférence nationale sur le syndrome du bébé secoué, qui synthétisait les présentations et enseignements des principaux médecins spécialistes de maltraitance, déclarait :
« Souvent dénommée 'triade', le consensus continue d'être que l'ensemble de (1) lésions cérébrales, mis en évidence par un œdème cérébral sévère et/ou des lésions axonales traumatiques diffuses ; (2) saignements sous les membranes recouvrant le cerveau, généralement des saignements sous-duraux et/ou sous-arachnoïdiens ; et (3) des saignements dans les couches de la rétine, souvent accompagnés d'autres lésions oculaires, lorsque ces éléments sont vus chez de jeunes enfants, est quasiment diagnostique d'un secouement sévère de la tête. La plupart des orateurs sont d'accord pour dire qu'en l'absence d'un accident de voiture majeur comme un tonneau ou un impact de côté, cette constellation quasiment unique de lésions n'est pas retrouvée dans les autres formes de traumatisme accidentel. »
Lorsque des organismes gouvernementaux ont passé en revue le syndrome du bébé secoué, ils se sont focalisés sur la triade. Par exemple, le rapport Goudge de 2008 sur la pathologie pédiatrique a résumé : « la vue prédominante n'est plus que la triade en elle-même est diagnostique du syndrome du bébé secoué. (...) D'autres disent que c'est toujours le cas. » Le rapport suédois de 2016 explique aussi : « Dans les cas de suspicion de secouement traumatique, le diagnostic a été conventionnellement basé sur trois lésions, dénommées collectivement comme la triade. »
Les recommandations pour les procureurs en Angleterre pour la traumatisme crânien non accidentel assurent que la maltraitance « est généralement diagnostiquée par une triade de lésions internes dans la tête. » Les guides pour les investigations dans les cas de maltraitance du département de la justice aux États-Unis identifient « les symptômes médicaux classiques » du syndrome du bébé secoué comme les hémorragies rétiniennes, les hématomes sous-duraux ou sous-arachnoïdiens, et les symptômes neurologiques ou les lésions cérébrales, c'est-à-dire, la triade.
La triade et le syndrome du bébé secoué sont étroitement reliés à travers toute la littérature sur la maltraitance qui, en dépit du changement récent de terminologie, continue parfois de considérer la triade comme quasiment diagnostique du syndrome du bébé secoué.
En effet, la triade a été si fondamentale au syndrome du bébé secoué que ses variations ont leurs propres sous-noms basés sur la triade. Par exemple, la « triade classique » inclut les lésions traditionnelles des hémorragies sous-durales, rétiniennes, et l’œdème cérébral ou l'encéphalopathie, tandis que la « triade d'Ontario » consiste en l'association d'hémorragies sous-durales et/ou sous-arachnoïdiennes, des hémorragies rétiniennes, et l'absence de trace d'impact à la tête.
Un diagnostic qui ne se base jamais que sur la triade ?
Cet effort pour minimiser le rôle de la triade dans le diagnostic de la maltraitance est souvent couplé avec l'affirmation que le diagnostic de syndrome du bébé secoué/AHT ne repose pas sur la triade, mais plutôt sur une analyse nuancée, multidisciplinaire, et différentielle, ainsi que des investigations non médicales, informées par l'expérience clinique.
Cette affirmation doit être examinée à la loupe.
Il n'y a aucun doute sur le fait que, en présence de la triade, les pédiatres prennent en compte le récit (même s'ils le considèrent souvent comme faux), font des examens biologiques élémentaires, obtiennent des preuves radiologiques, et discutent vraisemblablement entre eux pour savoir s'il apparaît des explications alternatives acceptables. Bien sûr, ils exercent un certain degré de jugement clinique.
Mais chaque aspect de ce jugement a été et continue d'être avisé par le dogme du syndrome du bébé secoué que les pédiatres continuent en très grande majorité d'embrasser. Cela inclut la croyance que la triade fournit une présomption de syndrome du bébé secoué/AHT et qu'il n'y a que très peu d’explications alternatives acceptables.
Dans son article de 2012, Guthkelch a exprimé son inquiétude sur le fait que, en présence de la triade, les pédiatres diagnostiquent par défaut et trop rapidement la maltraitance, et qu'ils n'excluent pas correctement les explications alternatives potentielles :
« Il semble qu'il y ait des cas où à la fois la science médicale et la loi ont été trop loin, en supposant et en criminalisant des actes présumés de violence dans lesquels la seule preuve a été la présence de la triade classique, ou même juste un ou deux de ses éléments. Souvent, il semble qu'il n'y ait pas suffisamment d'investigations pour déterminer si des causes naturelles sont possibles. En passant en revue des affaires où l'auteur présumé des gestes n'a jamais cessé de clamer son innocence, j'ai été choqué par la proportion significative de ceux où il y avait une histoire significative de maladies préalables ou d'anomalies de la structure et de fonction du système nerveux, suggérant que le problème était naturel ou congénital plutôt qu'intentionnel. Pourtant ces considérations n'étaient que très peu ou pas du tout prises en compte dans les rapports médicaux. »
Les observations de Guthkelch sont cohérentes avec le cas illustratif de Witt, et avec la revue de Tuerkheimer de nombreuses affaires dans son livre de 2014. En présence de la triade, et en l'absence d'un récit de traumatisme majeur, les pédiatres considèrent la maltraitance comme le diagnostic présumé et, après des efforts plus ou moins importants pour rechercher des causes potentielles alternatives, la considèrent comme le diagnostic par défaut.
Présomptions de maltraitance
Cette caractérisation est contestée mais elle ne devrait pas l'être. Pendant des décennies, l'AAP a soutenu que, en l'absence d'un récit de traumatisme majeur, un jeune enfant devait être présumé victime de maltraitance sur la seule base de lésions intracrâniennes. De même, les pédiatres ont appris et continuent de croire que les hémorragies rétiniennes (auparavant de tous types, désormais « sévères » ou « compatibles » avec le syndrome du bébé secoué) sont, en pratique, quasiment diagnostiques du syndrome du bébé secoué/AHT. Au vu de la puissance diagnostique attribuée aux éléments individuels de la triade, il est peu surprenant que le dogme soit désormais que, lorsque des lésions multiples « de type accélération-décélération » sont retrouvées ensemble, donc la triade, alors elles sont « diagnostiques » et « quasiment pathognomoniques » du syndrome du bébé secoué, ce qui définit un syndrome « qui ne peut être entièrement expliqué par aucune autre entité médicale. »
Ces points de vue sont peut-être exprimés de manière un peu moins catégoriques aujourd'hui, mais ils ne constituent pas des reliques historiques. Un sondage de 2016 sur les pédiatres des hôpitaux pour enfants a trouvé que, à part un accident de voiture à haute vitesse, aucune autre explication que le syndrome du bébé secoué/AHT n'est généralement acceptée pour (1) un hématome sous-dural (2) des hémorragies rétiniennes sévères et (3) un coma ou la mort.
Les algorithmes pour le syndrome du bébé secoué/AHT et les méta-analyses confirment que la croyance que la triade reflète des forces d'accélération-décélération est si puissant que le récit d'un parent affirmant qu'il n'y a pas eu de traumatisme, ou un récit de traumatisme que les médecins estiment « incompatible » avec les lésions de l'enfant, fait partie des meilleurs éléments prédictifs du diagnostic de maltraitance.
Parmi les partisans du syndrome du bébé secoué, la foi en la triade est si forte que si un enfant avec la triade a des fractures des côtes ou des traces de doigts sur le thorax, ces lésions sont considérées comme des preuves supplémentaires que l'enfant a été secoué ; tandis que si un enfant a la triade mais aucun signe de traumatisme externe, alors cela renforce aussi le diagnostic de secouement.
Même lorsque l'enfant a été longtemps malade avant le diagnostic, ou lorsqu'il y a eu une chute récente, ou une autre preuve d'une hémorragie sous-durale ancienne, c'était et cela continue d'être typiquement considéré comme non pertinent par rapport à la présence de la triade. En effet, l'état d'esprit parmi les partisans au sujet des explications alternatives en présence de la triade était le suivant : « l'expert qui accepte que les lésions classiques du syndrome du bébé secoué incluent l'hématome sous-dural, les hémorragies rétiniennes, et l’œdème, mais choisit d'ignorer cette constellation de lésions en faveur d'une hypothèse alternative, apparaîtra idiot. » Le langage du syndrome du bébé secoué a peut-être changé, mais il y a peu d'indices sur le fait que l'état d'esprit a changé.
Des conséquences judiciaires certaines
Une inquiétude motivant l'écriture de cet ouvrage est que cet état d'esprit a aussi été à l'œuvre devant les tribunaux. Trente années de transcripts et d'affaires criminelles confirment que les partisans du syndrome du bébé secoué ont témoigné de manière extrêmement confiante, affaire après affaire, que les lésions de la triade sont essentiellement diagnostiques du secouement, de la maltraitance, et/ou d'un traumatisme sévère. Par exemple, voici un cas de 2011, l'année où l'un des principaux pédiatres spécialisés en maltraitance a insisté sur le fait qu'aucun pédiatre formé ne pense que la triade est synonyme de maltraitance et que « la triade est un mythe », où la condamnation d'une grand-mère de 70 ans sans aucun antécédent criminel est maintenue, accusée d'avoir secoué à mort son petit-fils :
« Il est incontestable que la victime a subi des hématomes sous-duraux, des hémorragies rétiniennes, et un œdème cérébral, que l'on appelle la triade de symptômes indiquant le syndrome du bébé secoué. Les experts ont témoigné du fait que, en l'absence de preuves de traumatisme externe, ces symptômes ne peuvent être causés, chez un bébé, qu'en le secouant avec une force très importante. Les experts ont aussi déclaré qu'il ne pouvait pas y avoir d'intervalle libre entre le secouement et la mort du bébé ou son invalidité. Ainsi, comme la victime est devenue inconsciente lorsqu'elle était gardée exclusivement par la prévenue, il fut raisonnable pour le jury de conclure qu'elle a secoué sa victime, causant sa mort. »
Ces croyances erronées sur la triade persistent parce que c'est ce que les médecins ont appris et ré-appris, mais aussi parce que les organisations médicales et les principaux spécialistes de maltraitance ont échoué à reconnaître qu'ils ont soutenu un dogme non prouvé et non fiable. Les efforts récent pour nier la pertinence de la triade (considérer la triade comme un épouvantail, une création des avocats de la défense et des innocence project) servent peut-être des buts juridiques, médiatiques, et politiques, mais ils sont délibérément trompeurs.
Tout comme l'argument que les témoignages des experts médicaux basés sur la seule triade jouent autre chose qu'un rôle central dans la plupart des poursuites de syndrome du bébé secoué/AHT. Une étude récemment publiée a examiné tous les cas entre 1992 et 2012 où des preuves en neuroscience ont été utilisées en matière criminelle. C'est dans les cas de syndrome du bébé secoué que ces preuves ont été le plus acceptées parmi toutes les affaires considérées, et quasiment toujours par l'accusation. L'étude a trouvé que le rôle que joue ces témoignages médicaux dans les cas de syndrome du bébé secoué est « surprenant », et a signalé que dans de nombreuses affaires de syndrome du bébé secoué, le diagnostic seul « est utilisé comme la seule base pour l'accusation, avec aucune preuve du geste ou d'un motif en dehors du scanner cérébral de la victime et le témoignage de l'expert médical qui l'accompagne. »
En résumé, la triade a été et continue d'être la pierre angulaire des diagnostics de syndrome du bébé secoué. Si ce n'est pas une base fiable pour poser un diagnostic, alors il est difficile de voir comment le syndrome pourrait l'être, ou comment il pourrait être diagnostiqué de manière fiable.