Dans cet article, nous recensons de nombreuses erreurs dans les argumentaires des rapports de la Haute Autorité de Santé au sujet de la biomécanique des chutes et des secouements.
Qu'est-ce que la biomécanique ?
La biomécanique est l'application de la physique, et plus particulièrement de la mécanique (étude des mouvements et des déformations), aux organismes vivants. En ce qui concerne le traumatisme crânien du nourrisson, il s'agit donc d'étudier les mouvements et les déformations du corps et de la tête d'un bébé sujet à un traumatisme, qu'il s'agisse par exemple d'un secouement ou d'une chute.
Comme toute science, l'analyse de ces phénomènes est quantitative : on mesure des valeurs, comme des vitesses, des accélérations, des forces, des déformations... Cela permet d'appliquer un raisonnement rigoureux et de générer des prédictions sur les lésions présentées par les enfants victimes de traumatismes.
Comment étudier expérimentalement la biomécanique du traumatisme crânien du nourrisson ?
On peut utiliser de vrais bébés pour étudier expérimentalement les mouvements non dangereux de la vie quotidienne, comme par exemple le balancement dans un transat. Il s'agit alors de positionner des capteurs sur le corps et la tête du bébé, et de mesurer les mouvements.
En ce qui concerne les gestes violents et dangereux, par contre, il est évidemment impossible d'utiliser des bébés dans un contexte expérimental. Certains chercheurs utilisent des animaux, mais le plus souvent, des poupées ou des mannequins sont utilisés. Il s'agit alors de modèles, des représentations approximatives de la réalité.
Intérêts et limites des modèles
Il faut s'assurer que ces modèles sont aussi réalistes que possible. C'est loin d'être une démarche facile étant donné les grandes incertitudes et variabilités sur les divers paramètres biomécaniques du nourrisson. Un grand nombre de facteurs entrent en jeu (l'âge, la taille, le poids, mais aussi l'élasticité et la résistance des os, des sutures, des fontanelles, des diverses parties du cerveau, de la peau, des articulations...).
Il est aussi possible d'utiliser des modèles numériques simulés sur ordinateur, mais les mêmes incertitudes sur les paramètres s'appliquent également.
Dans tous les cas, les modèles doivent être validés par des observations expérimentales, à défaut de quoi ils restent théoriques et n'ont donc aucune valeur scientifique. Comme le disait le statisticien George Box, « tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ».
Biomécanique et syndrome du bébé secoué
Malgré les difficultés inhérentes au sujet, des résultats assez cohérents ont été obtenus depuis une trentaine d'années, que ce soit sur le secouement, sur les chutes, ou sur les activités de la vie quotidienne. Ces résultats permettent notamment de comparer différentes situations entre elles, par exemple un secouement par rapport à une chute.
Les rapports de la HAS citent diverses études pour étayer des conclusions, et ces conclusions sont directement utilisées par les juges dans leurs décisions. Parmi toutes les études citées, quelques-unes sont des études biomécaniques.
Malheureusement, les argumentations contiennent de nombreuses erreurs qui rendent la plupart des conclusions biomécaniques de ces rapports fausses. Cela conduit à des décisions judiciaires qui ne sont pas étayées par la science.
Résumé des erreurs biomécaniques
Nous détaillons maintenant les erreurs relevées. En résumé :
- Les auteurs des rapports affirment (à tort) que les chutes de faible hauteur du nourrisson sont toujours sans gravité.
- Ils citent pour cela une seule étude biomécanique, mais qui traite d'un cas très particulier.
- Malheureusement, ils se trompent dans le relevé des chiffres de l'étude, ce qui les conduit à conclure à tort que les chutes de faible hauteur ne peuvent pas causer des lésions graves chez un jeune enfant.
- Ils affirment ensuite que le balancement violent d'un bébé dans un transat est bien moins dangereux qu'un secouement, mais ils se trompent dans le relevé des valeurs, ce qui invalide leur conclusion.
- Ils prétendent qu'une certaine variable physique (accélération linéaire) est corrélée à la gravité des lésions, et que cette variable est plus faible lors d'une chute que lors d'un secouement. Cela expliquerait pourquoi les chutes seraient moins graves que les secouements. Malheureusement, toutes les études montrent que cette variable est en fait bien plus importante lors des chutes, ce qui invalide leur raisonnement. Dans la nouvelle version du rapport, cette variable est discrètement abandonnée au profit d'une autre (accélération angulaire), censée être cette fois vraiment plus importante lors d'une chute que lors d'un secouement.
- Malheureusement, même l'accélération angulaire est supérieure lors d'une chute, ce qui invalide encore une fois leur raisonnement.
1. Des chutes toujours sans gravité ?
Le rapport d’orientation de la commission d’audition sur le syndrome du bébé secoué (page 25), datant de mai 2011 et réalisé avec le soutien méthodologique de la Haute Autorité de Santé (HAS), se prononce ainsi sur les chutes de faible hauteur (moins d'1,50 m) :
Les hématomes sous-duraux après chute de faible hauteur sont exceptionnels et sont localisés. (...) Devant le caractère exceptionnel de cette situation, en cas d’hématomes sous-duraux après ce qui est décrit comme une chute de faible hauteur, le professionnel doit envisager en premier lieu la possibilité d’un traumatisme crânien infligé.
Si des parents emmènent un nourrisson à l'hôpital en donnant un récit accidentel de chute de faible hauteur, et que les médecins retrouvent un hématome sous-dural, alors ces recommandations leur suggèrent de ne pas croire le récit et de privilégier une maltraitance. Si l'on suit ces recommandations, c'est donc un diagnostic de traumatisme crânien infligé (ou le syndrome du bébé secoué) qui sera posé.
Autrement dit, il serait quasiment impossible pour un bébé qui chute d'une faible hauteur de développer un hématome sous-dural.
Cette conclusion de la HAS se base sur quelques données épidémiologiques (qui feront l'objet d'articles ultérieurs), et sur des arguments biomécaniques. C'est de ces derniers que nous discutons ici.
2. Une seule étude biomécanique citée dans l'argumentaire sur les chutes
De nombreuses études biomécaniques sur les chutes du nourrisson existent, mais le rapport de la HAS n'en a retenu qu'une seule. Réalisée par des chercheurs et médecins américains, elle date de 2003 [1]. Elle étudie un scénario très particulier :
- Un mannequin représentant un enfant de trois ans (alors que le syndrome du bébé secoué concerne surtout des bébés de moins de six mois)
- Chute latérale d'un lit, d'une hauteur de 68 centimètres (enfant qui roule sur le côté et tombe)
- Les hanches et les jambes touchent le sol avant la tête
- Différents types de surface au sol : mousse, tapis, linoléum, parquet en bois
Les chercheurs ont mesuré les accélérations linéaires et les indices de traumatisme crânien, ou HIC (Head Injury Criterion), généralement utilisés dans l'industrie automobile. Plus l'HIC est élevé, plus la probabilité de lésions est élevée. Les auteurs ont alors trouvé les valeurs suivantes :
- HIC : de 55 à 418 (typiquement donné sans unité)
- Accélération linéaire de la tête : de 114 à 245 g
Nous nous intéresserons surtout aux accélérations linéaires. Elles s'expriment en g. Un g correspond à la gravité terrestre, soit environ 9,81 m/s². Par définition, une accélération linéaire quantifie la variation dans le temps de la vitesse d'un objet en mouvement de translation. Plus la vitesse évolue rapidement, plus l'accélération linéaire est élevée.
On peut convertir les valeurs de l'accélération en m/s² (il suffit de les multiplier par 9,81) : on trouve des accélérations linéaires de 1118 – 2400 m/s².
3. Une erreur d'étourderie dans le relevé des accélérations linéaires
Le rapport d'orientation HAS 2011 (page 25) cite cette étude ainsi :
Même si des études sont encore nécessaires afin de déterminer les limites lésionnelles de l'enfant qui ne sont pour l'heure pas connues, les valeurs obtenues étant très inférieures (55 à 418 m/s²) aux seuils lésionnels de l'adulte (900 m/s²), cela suggère que, pour les chutes étudiées, des lésions cérébrales graves (à type d'hématome sous-dural aigu ou d'hémorragie intracérébrale) ne puissent survenir, l'accélération linéaire n'étant pas suffisante.
Il y a plusieurs critiques que l'on peut faire à partir de cette phrase :
- Les valeurs reportées ici, 55 à 418 m/s², sont erronées. Ces valeurs sont celles de l'HIC, et non de l'accélération linéaire. Il y a donc eu une « erreur d'étourderie » dans le report des valeurs de l'article.
- En réalité, les valeurs correctes sont 1 118 – 2 400 m/s², ce qui est supérieur au seuil lésionnel de l'adulte mentionné (900 m/s²). Cette erreur renverse totalement la conclusion.
- Est-il raisonnable de comparer ces valeurs concernant un enfant au seuil lésionnel de l'adulte ?
- On trouve un peu plus loin dans le rapport, au paragraphe 1.4.1, le seuil lésionnel de l'enfant évoqué par une autre étude : 50 g, soit 490 m/s². Pourquoi dire alors ici que le seuil lésionnel de l'enfant n'est pas connu ?
- Si l'on se base sur ce seuil de 50 g, on trouve que les valeurs trouvées dans l'étude de Bertocci sont en fait supérieures (114 – 245 g), ce qui change totalement la conclusion.
- Notons que les auteurs du rapport sous-entendent ici que l'accélération linéaire est la variable pertinente permettant de déterminer la possibilité de lésions graves suite à une chute. Nous en reparlerons plus bas.
- La conclusion du rapport, sur le fait que les chutes de faible hauteur ne peuvent quasiment jamais provoquer un hématome sous-dural, se base en partie sur une mauvaise interprétation de cette unique étude. Rappelons que cette étude s'intéressait à une chute de 68 centimètres d'un enfant de trois ans qui ne tombe pas sur la tête. Comment en déduire quoi que ce soit sur la chute d'un nourrisson d'une hauteur de moins d'1,50 mètre (chute de la table à langer ou des bras de l'adulte, par exemple) ?
Ainsi, non seulement les valeurs reportées sont fausses, non seulement (si l'on en croit les propres raisonnements des auteurs) cette étude de Bertocci suggérerait au contraire que cette chute pourrait bien provoquer des hématomes sous-duraux, mais en plus, les auteurs ne se basent que sur une seule étude expérimentale dans une situation qui est beaucoup moins grave qu'une chute typique d'un nourrisson.
4. Transats et secouements
Le paragraphe 1.4.1 du rapport de 2011 discute de la possibilité pour un nourrisson qui est balancé dans un transat d'être sujet à des lésions graves. Une étude est citée, datant de 2003 et réalisée par des médecins et chercheurs britanniques. Le rapport HAS (page 26) cite cette étude ainsi :
Jones et al. [2] ont utilisé un mannequin d'un enfant de 5 semaines soumis à des va-et-vient sur un siège de bébé de type transat. Ces valeurs allaient de 6 à 16 G à comparer à 50 G correspondant au pic d'accélération considéré comme lésionnel, à 750 G résultant d'un impact contre un mur et à 177 G correspondant à un secouement violent. (...) Il est très vraisemblable que, pour les secouements étudiés, des lésions cérébrales graves ne puissent survenir.
Autrement dit, les accélérations linéaires de la tête lors de ce mouvement de balancier (6—16 g) seraient très inférieures au seuil lésionnel de 50 g, et encore plus faibles que l'accélération correspondant à un secouement violent (177 g).
Comme expliqué plus haut, les auteurs du rapport font ainsi l'hypothèse implicite que les accélérations linéaires de la tête sont pertinentes pour évaluer la possibilité de lésions graves au cours d'un impact ou d'un secouement.
D'où provient la valeur de 177 g censée correspondre à un secouement violent ? Aucune référence n'est donnée dans le rapport pour justifier ce chiffre. Nous n'avons trouvé aucune étude mentionnant ce chiffre.
Par contre, un autre paragraphe du rapport (1.3) donne une valeur très différente pour l'accélération linéaire d'un poids secoué d'avant en arrière par un adulte : 40 m/s², soit 4 g. D'autres études biomécaniques trouvent une valeur d'environ 10 g pour l'accélération linéaire de la tête d'un bébé qui est secoué [3, 4]. Ces valeurs sont beaucoup plus faibles que la valeur mentionnée de 177 g et elles invalident donc la conclusion de ce paragraphe.
5. Des accélérations linéaires aux accélérations angulaires
Contrairement à ce qui était donc indiqué dans le rapport de 2011, toutes les études biomécaniques montrent que les accélérations linéaires de la tête sont supérieures en cas de chute qu'en cas de secouement. Par exemple, en 2015, le Washington Post a réalisé une expérience et a mesuré les accélérations linéaires suivantes lors d'un secouement et lors d'une chute d'un canapé :
Si l'on estime que la gravité d'un traumatisme est proportionnelle à l'accélération linéaire, comme les auteurs du rapport le pensent, alors on en déduit logiquement qu'une chute est plus grave qu'un secouement. Or, ces médecins sont en désaccord avec cette réalité scientifique, puisqu'ils pensent que les lésions causées par le secouement sont plus graves qu'une chute.
La nouvelle version du rapport HAS de 2017 tente de résoudre cette contradiction. L'accélération linéaire n'est plus pertinente, mais c'est l'accélération angulaire qu'il faut considérer. Tandis que l'accélération linéaire concerne le mouvement de translation (comme lors d'une chute verticale), l'accélération angulaire concerne le mouvement de rotation (lorsque la tête est balancée d'avant en arrière).
On voit cette subtile évolution du discours dans l'extrait suivant de la recommandation 2017 (page 17, soulignements ajoutés) :
Le secouement est un geste d’une grande violence au cours duquel le rachis cervical subit un mouvement brutal en coup de fouet (whiplash). Le saignement sous-dural et les hémorragies rétiniennes sont corrélés à l'accélération angulaire subie par la tête. Cela explique également la fréquence moindre de ces deux lésions en cas de chute où la composante angulaire de l'accélération est quasiment inexistante et où l'accélération linéaire est prépondérante. On comprend donc aisément que le mouvement imposé à la tête doit être violent afin de provoquer une accélération angulaire suffisante. Plus cette accélération angulaire est importante, plus les lésions seront importantes. Les gestes du quotidien (promenade en poussette même sur un terrain accidenté, en voiture, jeux, mouvements permettant de consoler...) ainsi que les mouvements spontanés de la tête de l'enfant lorsque l'on a oublié de lui maintenir la tête sont bien sûr insuffisants pour provoquer un saignement sous-dural ou rétinien. De même, il ne peut pas s’agir de gestes maladroits ou malencontreux de la vie quotidienne.
6. Nouvelle impasse
Le rapport de 2011 affirmait à tort que les accélérations linéaires des secouements étaient plus élevées que lors des chutes. Toutes les études biomécaniques démontraient le contraire.
Qu'en est-il des accélérations angulaires ? Les publications scientifiques démontrent-elles effectivement que les accélérations angulaires sont plus élevées lors du secouement que lors d'une chute ?
Malheureusement, encore une fois, l'argumentation biomécanique du rapport de 2017 est mise en défaut par toutes les études scientifiques. L'accélération angulaire subie par la tête d'un nourrisson est largement supérieure lors d'une chute que lors d'un secouement.
Par exemple, dans une étude de 2003 [5], le même mannequin a été utilisé dans les deux situations. L'accélération angulaire maximale était de 90 000 rad/s² lors d'une chute de 90 cm sur un sol dur, contre 2600 rad/s² lors d'un secouement violent. D'autres études ont trouvé des accélérations angulaires maximales de la tête entre 2 et 50 fois plus importantes lors d'une chute de moins d'un mètre que lors d'un secouement violent [4, 6, 7, 8, 9, 10].
En fait, lorsque la tête du bébé touche le sol en premier lors d'une chute, il peut y avoir un mouvement de rotation extrêmement brutal au niveau du cou alors que le reste du corps continue de tomber. Cela dépend de nombreux paramètres, comme la position initiale de la tête et du corps du bébé lors de la chute, la hauteur initiale, le mouvement du bébé lors de la chute, la surface du sol, et ainsi de suite.
Dans tous les cas, la version « corrigée » de l'argumentation biomécanique du rapport de 2017 est encore fausse et contraire à toutes les données scientifiques. Toutes ces erreurs n'ont rien d'académique et elles ont des conséquences médicolégales majeures.
Comment de telles erreurs peuvent-elles être acceptées dans des rapports de la HAS ? Est-il acceptable que des décisions de justice se basent sur des raisonnements scientifiquement faux ?
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