La présence inexpliquée d'éléments de la « triade » (hématome sous-dural, hémorragies rétiniennes, et lésions cérébrales) chez un nourrisson suffit-elle à poser avec certitude le diagnostic de « bébé secoué » ?
En France, la réponse est clairement : oui. D'après la Haute Autorité de Santé, la seule présence inexpliquée d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes (deux éléments sur trois de la « triade »), même sans lésions externes, suffit à poser le diagnostic de bébé secoué de manière certaine.
À l'étranger par contre, ce critère simpliste qui a été appliqué pendant longtemps a été récemment abandonné suite aux avancées scientifiques. Aujourd'hui, le diagnostic est beaucoup plus compliqué. Les médecins s'accordent à dire qu'il faut effectuer un examen minutieux de tout le dossier médical, à la recherche d'autres signes traumatiques et de possibles explications médicales plus ou moins rares.
Évolution d'un discours
Dans un revirement de discours total, les médecins étrangers déclarent désormais non seulement que l'ancien critère est invalide, mais que personne ne l'a jamais utilisé. Les spécialistes étrangers désavouent donc le diagnostic utilisé aujourd'hui en France.
Comme nous allons le voir dans cet article avec de nombreuses citations, cette évolution du discours s'est faite en trois temps dans la littérature médicale :
- Jusqu'aux années 2000-2010, la triade seule suffisait au diagnostic, qui était donc très simple.
- À partir des années 2010, la triade seule ne suffit plus au diagnostic, qui est toujours complexe.
- Aujourd'hui, les ex-partisans de l'ancien critère déclarent que personne n'a jamais utilisé un critère aussi simpliste.
Ce changement de paradigme provoque des tensions très importantes dans la communauté médicale. Cette évolution a été subtile, progressive, plus ou moins implicite, et elle n'a pas été intégrée à la même vitesse dans tous les pays. Les médecins hospitaliers ont toujours été formés à l'ancien critère et bien peu savent que le critère a changé depuis leurs études.
Voici des citations (traduites de l'anglais), montrant l'évolution du discours au sein même de la communauté de spécialistes du syndrome du bébé secoué.
1. Auparavant, la triade seule suffisait au diagnostic du bébé secoué
Dr Chadwick, en 1998 [1] :
Le syndrome du bébé secoué (avec ou sans trace d'impact) est aujourd'hui une entité clinique et pathologique bien spécifique avec des caractéristiques diagnostiques, dans les cas sévères, quasiment exclusives à ce syndrome : œdème cérébral consécutif à une blessure cérébrale sévère, saignement dans la tête (hématome sous-dural), et saignement au niveau du tissu tapissant l'intérieur des yeux (hémorragies rétiniennes).
Dr David et al., en 1999 [2] :
La grande majorité des enfants avec la triade, hématome sous-dural, hémorragies rétiniennes, et lésions axonales diffuses ont été exposés à un traumatisme intentionnel sévère.
Dr Morris et al., en 1999 [3] :
Les hémorragies sous-durales et rétiniennes chez les jeunes enfants, sans un récit cohérent de traumatisme, suggèrent très fortement un traumatisme intentionnel.
L'Académie Américaine de Pédiatrie, en 2001 [4] :
Tandis que la maltraitance physique était auparavant un diagnostic par exclusion, les données concernant la nature et la fréquence des traumatismes crâniens soutiennent clairement une présomption médicale de maltraitance lorsqu'un nourrisson de moins de un an présente des lésions intracrâniennes.
Dr Blumenthal, en 2002 [5] :
Les hémorragie rétiniennes, qu'elles soient unilatérales ou bilatérales, confirment le diagnostic de blessure intentionnelle.
Dr Harding et al., en 2004 [6] :
Le syndrome du bébé secoué est une forme de blessure intentionnelle infligée aux nourrissons, caractérisé par une encéphalopathie aiguë avec des hémorragies sous-durales et rétiniennes, survenant dans un contexte d'un récit inapproprié ou inconstant, et souvent accompagné d'autres blessures apparemment intentionnelles. (...) C'est la triade combinée d'hémorragies sous-durales et rétiniennes avec les lésions cérébrales, ainsi que les caractéristiques de chacun de ces constituants, qui permet une reconstitution du mécanisme lésionnel et une évaluation du degré de la force employée. (...) La triade basique devrait présenter toutes les caractéristiques nécessaires pour poser avec confiance le diagnostic et pour conclure qu'une force considérable a été employée.
Dr Oehmichen et al., en 2005 [7] :
Le syndrome du bébé secoué est généralement décrit à l'aide d'un critère diagnostique basé sur une triade, à savoir l'ensemble d'un hématome sous-dural, d'hémorragies rétiniennes, et de lésions axonales diffuses.
Dr Richards et al., en 2006 [8] :
La triade d'encéphalopathie, d'hémorragies sous-dural et rétiniennes comme un indicateur de traumatisme crânien a résisté à l'épreuve du temps.
Dr Gerber et al., en 2007 [9] :
Les caractéristiques cliniques qui suggèrent un traumatisme crânien intentionnel incluent la triade du syndrome du bébé secoué, qui consiste en des hémorragies rétiniennes, sous-durales et/ou sous-arachnoïdiennes chez un nourrisson avec peu ou aucun signe extérieur de traumatisme.
Dr McKinney et al., en 2008 [10] :
La triade d'encéphalopathie, d'hématomes sous-duraux (notamment d'âges différents), et d'hémorragies rétiniennes a traditionnellement été acceptée comme un indicateur de traumatisme crânien intentionnel.
Dr Matschke et al., en 2009 [11] :
Dans la grande majorité des cas, la combinaison d'un hématome sous-dural et d'hémorragies rétiniennes est le résultat du syndrome du bébé secoué.
Dr Vinchon et al., en 2010 [12] :
Le diagnostic du syndrome du bébé secoué est basé classiquement sur la triade : hématome sous-dural, hémorragies rétiniennes, et encéphalopathie.
Dr Pollanen et al., en 2011 [13] :
La présence de la triade (...) a été utilisée pour établir au-delà d'un doute raisonnable que la dernière personne a avoir été avec le bébé avant la détérioration de son état de santé a violemment secoué le bébé, causant des blessures fatales au cerveau. Pendant des années, le consensus médical sur cette question était total.
Dr DeLeeuw et al., en 2013 [14] :
La triade caractéristique sans lésions externes a été trouvée, accompagné par une histoire incohérente, ce qui indique que l'enfant a été très probablement la victime d'un mouvement inertiel de la tête suite à une impulsion comme un secouement ou un impact.
Dr Hurley et al., en 2014 [15] :
Il y a un consensus très large sur le fait que la triade de lésions consistant en une encéphalopathie, un hématome sous-dural, et des hémorragies rétiniennes, est fortement associée à un traumatisme crânien intentionnel.
Dr Wittschieber et al., en 2015 [16] :
Le tableau clinique classique du syndrome du bébé secoué est caractérisé par la triade d'un hématome sous-dural, d'hémorragies rétiniennes, et d'une encéphalopathie.
Dr Lintern et al., en 2015 [17] :
Le syndrome du bébé secoué est caractérisé par une triade de symptômes comprenant des hémorragies sous-durales et rétiniennes et des troubles neurologiques aigus.
Dr Nixon et al., en 2016 [18] :
[Le syndrome du bébé secoué est défini par] l'association de blessures de type « secouement » avec la triade d'un hématome sous-dural, d'hémorragies rétiniennes, et de lésions focales ou diffuses parenchymateuses, souvent en l'absence de signes externes de traumatisme. Cette association a été soutenue par de nombreuses publications.
2. Aujourd'hui : la triade ne suffit pas au diagnostic de bébé secoué
Dr Mackey, en 2006 [19] :
Personne ne devrait considérer que la triade permet de conclure à la maltraitance par secouement/impact ou n'importe quelle autre forme de maltraitance. (...) La seule présence de la triade ne permet pas d'aboutir automatiquement et nécessairement à un diagnostic de secouement et/ou à une conclusion d'homicide. Tous les faits de chaque cas individuel doivent être pris en compte.
Selon un collège d'experts canadiens réuni en 2011 [13] :
De nombreux professionnels n'acceptent pas la triade (hématome sous-dural, hémorragies rétiniennes, lésions cérébrales) comme diagnostic définitif de maltraitance. (...) L'avis généralement admis selon lequel la triade en soi est un diagnostic de syndrome du bébé secoué ne tient plus. (...) Les médecins légistes se demandent maintenant si on peut conclure à l'administration de secousses sur la foi de la triade classique de traumatismes, alors que d'autres continuent à défendre l'avis contraire, quoique peut-être moins souvent qu'auparavant.
Pour le Royal College of Pathologists du Royaume-Uni, en 2011 [20] :
En l'état actuel des connaissances, la présence de la triade, même dans sa forme caractéristique, ne devrait plus être considérée comme une preuve absolue de traumatisme intentionnel en l'absence d'autres éléments à charge.
Dr Jenny, lors d'une présentation orale à New York le 23 septembre 2011 [21] :
Aucun pédiatre expérimenté ne pense qu'un hématome sous-dural, des hémorragies rétiniennes, et une encéphalopathie équivaut à une maltraitance. La triade est un mythe !
Dr Acker et al., en 2014 [22] :
Malheureusement, il n'y a pas de test sanguin ou d'ensemble bien défini de critères cliniques permettant d'être utilisés comme diagnostic universel et définitif d'un traumatisme crânien intentionnel.
Dr Narang et al., en 2014 [23] :
Les cas de traumatismes crâniens intentionnels sont complexes et requièrent une approche rigoureuse à l'aide d'une équipe multidisciplinaire. (...) Déterminer si une maltraitance a eu lieu n'est pas en soi un processus simple. De plus en plus, les médecins reconnaissent que les meilleures déterminations dans ces cas difficiles sont faits à l'aide d'une équipe multidisciplinaire. (...) Les nourrissons et les enfants victimes de traumatismes crâniens intentionnels présentent une grande variété de symptômes.
Le traumatisme crânien intentionnel peut aussi résulter d'une variété de signes physiques : lésions du scalp, fractures du crâne, hémorragie intracrânienne, lésions axonales diffuses, œdème cérébral, fractures des cervicales, lésions ou hémorragies de la mœlle cervicales, hémorragies rétiniennes, fractures des côtes et des os longs. (...) Même si les hémorragies sous-durales et rétiniennes sont les caractéristiques les plus courantes du traumatisme crânien intentionnel, elles admettent de nombreux diagnostics différentiels.
3. Revirement : la triade n'a jamais suffi au diagnostic du bébé secoué
Dr Greeley, en 2014 [24] :
Les caractéristiques complexes du traumatisme crânien intentionnel sont souvent évoquées sous le terme méprisant et simpliste de « triade », un terme vide du moindre sens clinique et jamais utilisé en pratique.
Dr Greeley, en 2016, sur le Wikipédia anglophone :
Le concept de « triade » a été inventé de toutes pièces par des sceptiques comme un argument bidon. Aucun clinicien n'utilise jamais une « triade » ou n'utiliserait une théorie tellement fausse pour pratiquer la médecine ou diagnostiquer un enfant. Il est évident que la « triade » telle qu'évoquée par Tuerkheimer ne correspond pas à la manière dont un médecin se comporte, mais les gens l'utilisent pour leur agenda politique. La plupart des médecins seraient d'accord pour dire que la « triade » n'a aucune valeur diagnostique (lorsqu'il n'y a aucune autre lésion ou aucun signe d'impact).
Dr Block, président du Centre National sur le Syndrome du Bébé Secoué, et ancien président de l'Académie Américaine de Pédiatrie, et Amaka Offia, président du groupe sur la maltraitance infantile de la Société Européenne de Radiologie Pédiatrique, dans New Scientist :
La « triade » n'est jamais utilisée isolément pour effectuer un diagnostic de traumatisme crânien intentionnel. Le diagnostic est effectué après des examens physiques, radiologiques, et biologiques minutieux, et après que d'autres résultats d'examens suggèrent un traumatisme. (...) Les tribunaux ne regardent jamais une triade isolément.
Dr Narang et al., en 2017 [25] :
Les médecins expérimentés dans l'évaluation clinique des traumatismes crâniens pédiatriques et intentionnels ne diagnostiquent pas le syndrome du bébé secoué avec une « triade ». (...) Restreindre le processus diagnostique du syndrome du bébé secoué à la présence ou à l'absence de trois éléments est fallacieux. (...) Nous ne connaissons pas de recommandations ou de traité pédiatrique réputé qui recommande de diagnostiquer le syndrome du bébé secoué avec une « triade ».
Dr Lucas et al., en 2017 [26] :
Le syndrome du bébé secoué n'est pas un diagnostic qui se base seulement sur la présence d'une triade de lésions (...). Suggérer que le diagnostic repose simplement sur la présence ou l'absence de la triade, sans considérer les caractéristiques propres et les circonstances cliniques des lésions est, au mieux, mensonger. (...) Nous maintenons que la « triade » n'a aucune valeur pour les médecins habitués à évaluer les suspicions de bébés secoués. (...) Il est bien connu des professionnels qui évaluent les suspicions de maltraitance que les enfants sujets aux forces violentes associées au syndrome du bébé secoué ont souvent d'autres lésions, comme des fractures des côtes ou des os longs, des hématomes, et des contusions du tissu cérébral, en plus de la présence possible d'hémorragies rétiniennes, d'un hématome sous-dural, et d'une encéphalopathie.
Dr Levin et al. [27]:
La triade n'a jamais, au cours de mon expérience de 25 ans comme pédiatre spécialiste de maltraitance et ophtalmologue pédiatrique, été utilisée comme le seul élément d'un diagnostic de traumatisme crânien intentionnel, un diagnostic qui ne devrait être fait qu'après qu'une considération méticuleuse de tous les signes cliniques, des analyses biologiques et radiologiques, de l'histoire, et d'une consultation collégiale par une équipe multidisciplinaire.
Dr Saunders et al. (comprenant notamment un médecin français), en 2017 [28] :
La caractérisation de la triade comme seule preuve suffisante pour chaque diagnostic de traumatisme crânien intentionnel est trompeuse. (...) Nous ne concluons pas à la maltraitance simplement sur la présence de la triade. (....) Les autres conditions sont toujours exclues avant ou après le recours à une équipe de protection infantile. Nous suivons une approche diagnostique rigoureuse et nous n'isolons pas les lésions intracrâniennes des autres blessures (par exemple, fractures métaphysaires et fractures des côtes).
Le diagnostic de maltraitance se base sur un examen minutieux de toutes les données disponibles, ce qui inclut souvent les données identifiées et évaluées par une équipe multidisciplinaire spécifique, une constellation de signes d'imagerie dans le cerveau, les os, le cou, la mœlle et l'abdomen, des lésions ophtalmiques, les interrogatoires des parents et gardes d'enfants, les données d'autopsies, la présence de blessures additionnelles ou anciennes sur l'enfant ou ses frères et sœurs, la présence d'autres blessures suspectes (par exemple, brûlures, traces de morsures), et l'exclusion de maladies sous-jacentes et de lésions accidentelles.
Dr Debelle et al., en 2018 [29] :
Dans la pratique clinique, la décision portant sur l'éventualité d'un traumatisme crânien intentionnel n'est faite qu'après une évaluation rigoureuse de l'histoire, de l'examen clinique, des résultats des investigations cliniques complètes, dans un contexte médico-légal d'évaluation des mécanismes lésionnels proposés et des facteurs de risque familiaux. Le but est au final de déterminer si un enfant qui ne se déplace pas, qui est totalement dépendant de ses parents et gardiens, et qui est incapable de parler, doit être protégé de blessures futures. La décision est extrêmement difficile, elle requiert l'avis de plusieurs disciplines, et elle n'est jamais faite exclusivement sur une triade de caractéristiques cliniques. Au cours des investigations cliniques, le médecin considère tout un panel de diagnostics différentiels et toutes les causes potentielles pour tenter d'expliquer les signes et symptômes.
La France à la traîne
Il faut souligner que toutes les citations précédentes sont traduites de l'anglais, et qu'elles proviennent toutes de médecins qui font partie du courant majoritaire dans la communauté de spécialistes. À l'heure actuelle, aucun document officiel français ne remet en cause l'ancien critère diagnostique basé sur la seule triade.
Dans la thèse de médecine du neurochirurgien Étienne Mireau de 2005, 404 cas de bébés secoués diagnostiqués à l'hôpital Necker à Paris ont été répertoriés entre 1994 et 2004 [30]. Le critère d'inclusion y figure noir sur blanc : la seule présence inexpliquée d'un hématome sous-dural (un élément sur les trois de la « triade ») suffisait au diagnostic du syndrome du bébé secoué.
Selon les Recommandations de la commission d’audition sur le syndrome du bébé secoué, publiées en 2011 et réactualisées en 2017 avec le soutien méthodologique de la Haute Autorité de Santé, la seule présence inexpliquée d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes de tous types (deux éléments sur trois de la triade) suffit à poser le diagnostic de manière « certaine ».
Il existe des médecins français qui déclarent à l'international ne pas se baser sur l'ancien critère basé sur la seule triade [28], et qui déclarent en France que la seule triade suffit à poser le diagnostic de manière certaine.
En pratique, quasiment tous les enfants de notre association ont été diagnostiqués à cause de la seule présence inexpliquée d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes sans aucun autre signe traumatique. Même lorsque des explications médicales sont retrouvées, le diagnostic de maltraitance n'est pas remis en question. Il serait peut-être temps que la France prenne en compte les évolutions scientifiques du reste du monde.
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