En 2016, l'homologue suédois de la Haute Autorité de Santé, appelée SBU, a publié après deux ans de travail une importante étude sur le syndrome du bébé secoué. À la demande de l'État suédois, cet organisme officiel a épluché l'intégralité de la littérature scientifique sur le sujet. Le but était d'évaluer objectivement et rigoureusement la qualité des preuves scientifiques du diagnostic du syndrome du bébé secoué basé sur la seule « triade » de lésions (combinaison d'hématomes sous-duraux, d'hémorragies rétiniennes, et d'encéphalopathie chez un nourrisson). C'est ce qu'on appelle une « revue systématique ». Selon Wikipédia :
Une revue systématique est un travail de collecte, d'évaluation critique et de synthèse des connaissances existantes sur une question donnée. (…) Il s'agit, contrairement à de simples revues de littérature, de minimiser les biais pouvant être inhérents soit à la matière première (données, connaissances) soit à la conduite de la revue elle-même, afin d'atteindre la plus grande objectivité possible. Les biais ne pouvant pas être réduits à zéro, il s'agit donc de les mettre en lumière et de les prendre en compte dans le travail de synthèse afin que tout lecteur des résultats et conclusions de la revue puisse se les approprier en toute connaissance de cause, en en comprenant les limites et le niveau de confiance (incertitude) des résultats.
La « triade » est le fondement du diagnostic en France. En fait, la France utilise même une version encore plus réduite de la triade car l'encéphalopathie n'est pas citée comme nécessaire par la Haute Autorité de Santé pour rendre le diagnostic « certain ». La seule présence inexpliquée d'hématomes sous-duraux et d'hémorragies rétiniennes suffit aux médecins à poser formellement un diagnostic de bébé secoué.
L'étude de la SBU a été réalisée par six médecins et chercheurs suédois spécialisés dans la conduite de revues systématiques en médecine. La plupart d'entre eux travaillent à l'Institut Karolinska à Stockholm, le centre de recherche médicale qui décerne chaque année le prix Nobel de physiologie ou médecine.
Selon le New Scientist, « le rapport a été validé par Iain Chalmers de la Collaboration Cochrane, qui effectue des évaluations des preuves scientifiques dans le domaine de la santé qui sont considérées comme ce qui se fait de mieux en revues systématiques. L'équipe a apparemment fait un travail très approfondi, dit-il. »
Les auteurs ont publié leurs résultats dans un rapport officiel en anglais (70 pages) et dans la revue pédiatrique internationale à comité de lecture Acta Paediatrica (article de 7 pages).
Cette étude revêt une importance particulière en France car ses conclusions sont en totale contradiction avec celles de la Haute Autorité de Santé française :
Cette revue systématique indique qu'il y a des preuves scientifiques insuffisantes pour établir la validité diagnostique de la triade dans l'identification du secouement traumatique (preuves de très mauvaise qualité). Il a aussi été démontré qu'il n'y avait que des preuves limitées que la triade et ses composantes puissent être associées au secouement traumatique (preuves de mauvaise qualité).
Autrement dit, non seulement de nombreuses causes médicales et accidentelles de la triade existent, mais de plus, les preuves scientifiques que le secouement traumatique provoque la triade sont insuffisantes. Malgré ces incertitudes, tous les médecins français apprennent lors de leurs études que ce diagnostic est parfaitement établi.
Nous proposons une traduction en français de l'article publié dans Acta Paediatrica (PDF, 8 pages) :
Voici également quelques éléments permettant de mieux comprendre cette étude suédoise.
La littérature clinique sur le syndrome du bébé secoué
La démarche expérimentale typique de la recherche scientifique et de la « médecine basée sur les preuves » ne peut pas s'appliquer au syndrome du bébé secoué. Il n'est pas question de secouer volontairement en laboratoire une cohorte de bébés et de les comparer à une cohorte soumise à un autre traitement. Il faut donc trouver d'autres méthodes pour évaluer la validité du diagnostic basé sur la triade.
Il y a des études explorant cette question de manière expérimentale, non pas sur des bébés pour des raisons éthiques, mais sur des modèles (biomécaniques, numériques, ou animaux). Le travail des auteurs suédois s'intéresse plutôt aux études cliniques où les médecins classent les bébés entre « bébés secoués » et « bébés non secoués » selon leurs propres critères. Les bébés non secoués incluent par exemple des victimes de traumatismes accidentels dans un lieu public.
Le plus souvent, le diagnostic est posé lors de réunions multidisciplinaires à l'hôpital (équipes de protection infantile). La proportion de bébés présentant les différents signes de la triade est calculée dans chaque groupe : groupe d'étude avec les « bébés secoués », et groupe de contrôle avec les bébés non secoués. Les auteurs de ces études conduisent aussi d'autres analyses statistiques et s'intéressent à diverses variables.
Au cours des dernières décennies, les médecins ont publié des centaines d'études cliniques sur le syndrome du bébé secoué en suivant cette méthodologie. Ce sont ces études qui ont été passées en revue par les auteurs suédois.
En théorie, la pertinence de la triade pour le diagnostic du syndrome du bébé secoué serait avérée si tous les « bébés secoués » présentaient la triade, et si aucun bébé non secoué ne présentait la triade. Il faut cependant bien s'assurer que les « bébés secoués » ont effectivement été secoués, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de bébés non secoués classés à tort dans les « bébés secoués » (conduisant à de fausses accusations de maltraitance), et qu'il n'y a pas de bébés réellement secoués parmi les bébés « non secoués » (bébés maltraités mais non détectés).
Les preuves du secouement
Comment savoir si un bébé considéré comme « secoué » par les médecins a bel et bien été secoué ?
Le niveau le plus élevé de preuve pourrait être la présence d'enregistrements vidéo avec des enfants qui sont secoués et qui présentent ensuite les signes de la triade. Aussi, le secouement pourrait être constaté par plusieurs témoins fiables et objectifs, par exemple dans un lieu public.
Le premier constat des auteurs suédois est que ce niveau de preuve n'existe pas dans la littérature. Autrement dit, les auteurs n'ont trouvé aucune étude où le diagnostic a été posé après que les secouements ont été filmés ou constatés par des témoins objectifs. Soulignons qu'il existe par contre des cas de secouements filmés mais sans triade (et donc sans diagnostic du syndrome du bébé secoué), et des cas de bébés non secoués, mais victimes de chutes, qui présentent la triade [1]. Ces bébés risquent d'être pris à tort pour des « bébés secoués ».
Étant donné qu'aucune étude n'existe avec un tel niveau de preuve, les auteurs n'ont pas eu d'autre choix que de se rabattre sur un niveau plus faible de preuve : les « aveux » de secouements. Cependant, les aveux constituent des preuves judiciaires mais non scientifiques. La faible fiabilité des « aveux » est largement reconnue dans la littérature [2]. C'est néanmoins ce qui se fait de « mieux » en termes de preuves du syndrome du bébé secoué dans la littérature médicale.
La deuxième faiblesse observée par les auteurs suédois concerne le biais du raisonnement circulaire. Dans une démonstration scientifique, il y a un raisonnement circulaire lorsque l'on présuppose ce que l'on veut démontrer. Ainsi, les médecins faisant partie des équipes de protection infantile font l'hypothèse que tout nourrisson présentant une triade inexpliquée a été secoué, car c'est le critère qu'ils ont appris et qu'ils appliquent depuis des décennies. Ils diagnostiquent donc le syndrome du bébé secoué chez ces enfants, et c'est ainsi qu'ils constituent les groupes de « bébés secoués » dans les études cliniques.
On retrouve alors un pourcentage très élevé, parfois de 100%, de la triade chez ces enfants. Ils en déduisent que 100% des enfants présentant la triade ont été secoués. Ces démonstrations n'en sont pas vraiment, puisque les auteurs faisaient déjà l'hypothèse, avant même de réaliser leurs études, que les enfants présentant la triade avaient été secoués ! Or, le seul moyen d'être absolument certain que ces enfants ont bien été secoués consisterait à avoir des enregistrements vidéo ou des témoins objectifs de la scène. Comme cela a été expliqué précédemment, ces cas-là n'existent pas dans la littérature.
Entre évolutions scientifiques et inertie judiciaire
Pour ces raisons, les auteurs ont conclu que les preuves que le secouement puisse provoquer la triade, et que la triade soit un critère diagnostique fiable de secouement, sont de mauvaise qualité scientifique. Les institutions étrangères ont d'ailleurs bien pris en compte ces résultats qui étaient en fait soupçonnés depuis longtemps [3], bien avant l'étude suédoise. Plusieurs pays, dont les États-Unis [4], le Canada [5], le Royaume-Uni [6], et donc la Suède, ont aujourd'hui officiellement abandonné le critère diagnostique basé sur la seule triade.
D'après de nombreux spécialistes actuels, le diagnostic de « traumatisme crânien intentionnel » (et non plus de syndrome du bébé secoué, car ce terme a été abandonné à l'étranger suite à ces évolutions des connaissances) ne doit être posé qu'après exclusion rigoureuse des diagnostics différentiels, et en prenant en compte l'intégralité du dossier médical dont la présence ou l'absence de signes traumatiques.
Malheureusement, la France n'a pas encore pris en compte ces évolutions scientifiques et elle continue d'utiliser un critère qui a été abandonné par ces autres pays en raison de sa trop faible fiabilité. Au cours des dernières décennies, des milliers de « bébés secoués » ont été diagnostiqués en France sur la base de ce critère peu fiable, envoyant autant de bébés en famille d'accueil et de personnes en prison.
Il est évident qu'il y a des bébés maltraités parmi eux (notamment des bébés présentant en plus des fractures, des bleus, ou des lésions au cou), mais combien ? De plus, comment intégrer ces évolutions scientifiques dans les décisions de justice passées ? Il faut néanmoins que la France mette à jour ses recommandations diagnostiques, en accord avec le consensus international. Cela signifie qu'il faut admettre l'existence d'un doute diagnostique lorsqu'un bébé ne présente rien d'autre qu'un hématome sous-dural et des hémorragies rétiniennes inexpliquées.
Sources et références :
- Traduction en français de l'article de Acta Paediatrica
- Article dans Acta Paediatrica (en anglais)
- Rapport suédois complet (en anglais) (70 pages)
- Stratégie de recherche des études (en anglais)
- Liste des études éliminées ou comportant un fort risque de biais (en anglais)
- Article dans New Scientist (en anglais)
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