
Le 29 septembre 2017 a eu lieu au Ministère de la Santé une conférence nationale sur le syndrome du bébé secoué. Un médecin y a évoqué la question des conflits d'intérêt :
Je citerai comme exemple flagrant de conflit d’intérêt une étude suédoise publiée en 2016 par l’organisme national d'évaluation des pratiques suédois. La conclusion de cette étude est que la littérature n’est pas suffisamment robuste pour permettre le diagnostic de syndrome du bébé secoué. Or, l'un des acteurs majeurs de cette étude est le père d’un homme condamné en 2014 aux États-Unis après le décès par secouement de son enfant.
L'étude suédoise évoquée a été réalisée par la SBU, l'équivalent suédois de la Haute Autorité de Santé. Cette méta-revue complète de la littérature a effectivement conclu au manque de preuves scientifiques du fait que la « triade » de lésions puisse suffire au diagnostic de maltraitance. Quant au médecin mentionné, il n'est pas nommé explicitement mais il s'agit probablement de Peter Aspelin, professeur de radiologie à l'Institut Karolinska, à Stockholm. En 2010, son fils Kristian Aspelin, qui vit à San Francisco, a perdu son bébé Johan âgé de quatre mois. Kristian Aspelin a été poursuivi lorsque le diagnostic du syndrome du bébé a été posé sur Johan. Peter Aspelin a prononcé un discours sur cette affaire dont nous avons proposé une traduction sur notre blog.
L'extrait ci-dessus comporte deux contre-vérités.
D'abord, Peter Aspelin n'a jamais pris part à l'étude suédoise. Il n'est pas « l'un des acteurs majeurs de l'étude. » Il a travaillé à la SBU au cours de sa carrière, mais il n'en faisait plus partie depuis des années lorsque le travail sur le syndrome du bébé secoué a commencé. Il n'a jamais participé à l'étude en question. La liste des auteurs et intervenants figure pages 37-41 du rapport, et il n'en fait pas partie.
Ensuite, et plus important, Kristian Aspelin n'a en réalité jamais été condamné. Il n'y a pas eu de procès et il a été mis hors de cause en 2014 car le diagnostic de maltraitance était faux. Johan avait été victime d'une chute accidentelle. Ses blessures au moment de l'hospitalisation étaient bénignes. Cependant, l'état de santé de Johan s'est rapidement dégradé à l'hôpital et il est mort peu après. Kristian Aspelin a été accusé de meurtre sur son propre enfant suite à la découverte de la « triade » de lésions.
Kristian Aspelin et sa famille ont eu des difficultés extrêmes à obtenir l'intégralité du dossier médical de l'hôpital pour comprendre ce qu'il s'était passé. Ce n'est qu'avec l'aide du grand-père de l'enfant, médecin, et de ses contacts, qu'ils ont pu découvrir qu'une succession de graves erreurs médicales avaient eu lieu lors de la prise en charge de Johan. L'intubation a été bâclée et Johan a été privé d'oxygène pendant plusieurs heures sans qu'aucun médecin ne s'en aperçoive. Il s'est asphyxié et il est mort rapidement. La défense a pu le démontrer et toutes les charges d'accusation ont ainsi été abandonnées.
Au final, d'après la radio publique nationale américaine NPR :
Une porte-parole de l'avocat général du district de San Francisco George Gascon a confirmé que toutes les charges contre Aspelin avaient été abandonnées. Les procureurs, dans un accord inhabituel, ont travaillé étroitement avec les experts médicaux d'Aspelin. Au final, l'avocat général a conclu qu'il n'y avait pas assez de preuves, dixit la porte-parole, « pour prouver l'accusation au-delà d'un doute raisonnable. »
De nombreux parents de notre association ont vécu une situation similaire : une accusation injustifiée de maltraitance, des difficultés extrêmes à obtenir le dossier médical, et la découverte d'une succession d'erreurs médicales pouvant expliquer les lésions ou le décès de l'enfant.
Comme on le voit donc, les affirmations énoncées sur le syndrome du bébé secoué, même lorsqu'elles le sont dans un cadre officiel, ne sauraient être exemptes de vérifications factuelles rigoureuses.
Sources :
- Discours de Peter Aspelin
- Transcript original du discours (en anglais)
- Article de la NPR
- Article d'une journaliste détaillant toute l'histoire de Johan
- Documentaire en préparation
Mise à jour (novembre 2022)
Depuis la publication de cet article en janvier 2018, le discours de certains auteurs au sujet de ce prétendu « conflit d'intérêt » a évolué et a été édulcoré, puisqu'il reposait sur deux contre-vérités flagrantes et démontrables (voir ci-dessus).
Désormais, le discours est le suivant :
(...) une étude par un organisme national suédois équivalent de la HAS avait conclu en 2016 à l’impossibilité de poser diagnostic du TCNA. Or, s’il s’agissait aussi, comme pour les recommandations HAS, d’une étude de la littérature, les modalités en ont été très différentes. L’étude de la littérature s’est faite sans restriction pour la HAS alors que pour l’étude suédoise ont été appliqués des critères très restrictifs et inadaptés : n’ont été considérés que les cas filmés ou les cas avec témoins neutres ce qui n’arrive jamais, ou les cas avec aveux qui peuvent être contestés. Il n’est donc pas étonnant qu’avec de tels critères, aucun article n’ait été jugé de qualité satisfaisante bien que des centaines d’abstracts aient été analysées. Le choix de critères si inadaptés à la problématique de la maltraitance était incompréhensible. Finalement, l’article les proposant a été identifié. Il avait été publié en 2016 dans une revue égyptienne et son auteur qui avait exercé des fonctions de présidence au sein de l’organisme suédois, était le père d’un homme impliqué dans un cas mortel de bébé secoué et le grand-père de l’enfant décédé. De plus, ce conflit d’intérêt a été dissimulé puisque l’article n’est pas dans la bibliographie de l’étude suédoise ni dans sa publication dans Acta Paediatrica. Fait exceptionnel, il a été demandé à la revue Acta Paediatrica le retrait de cet article.
L'article évoqué est celui d'Högberg 2016 : Högberg, G., Colville-Ebeling, B., Högberg, U., & Aspelin, P. (2016). Circularity bias in abusive head trauma studies could be diminished with a new ranking scale. Egyptian Journal of Forensic Sciences, 6(1), 6-10.
Cet article a été publié le 14 janvier 2016. Or, la revue systématique de la SBU s'est arrêtée à la date du 15 octobre 2015, ce qui signifie que la recherche bibliographique systématique sur les moteurs de recherche spécialisés s'est probablement faite ce jour-là (voir page 19 du rapport de la SBU). Comme l'article Högberg 2016 est paru après cette recherche, il est normal qu'il n'y figure pas.
L'article Högberg 2016 est co-signé, entre autres, par Peter Aspelin. Il fait le constat, connu depuis au moins 2003 avec un article de Donohoe (Donohoe, M. (2003). Evidence-based medicine and shaken baby syndrome: part I: literature review, 1966–1998. The American journal of forensic medicine and pathology, 24(3), 239-242), de la sévérité du biais de circularité affectant une grande partie de la littérature sur le SBS (ce qui sera confirmé par la suite par le rapport de la SBU, qui paraîtra un an après l'article de Högberg).
Quel est ce biais ? Dans la plupart des études cliniques, les bébés sont hospitalisés, des lésions sont retrouvées (hématomes sous-duraux, hémorragies rétiniennes, etc.), et le diagnostic de SBS est posé parce que les médecins pensent que le secouement est en cause. Ce n'est qu'à partir de ces lésions que le secouement est déterminé. Mais au moment du diagnostic, aucun autre élément en dehors de ces lésions ne permettait d'imaginer un secouement. Comment s'assurer de la validité du lien entre secouement et ces lésions, puisque l'expérimentation est évidemment impossible ?
Pour remédier à ce problème, Högberg 2016 propose d'étudier les cas où le secouement est (1) filmé, (2) observé par des témoins neutres ou sans conflit d'intérêt avec la personne suspectée, ou (3) avoué (idéalement, avant le diagnostic, pour éviter tout biais de « contamination » lors de l'interrogatoire).
Ces critères sont tout à fait logiques pour qui souhaite s'affranchir du biais de circularité : en l'absence d'expérimentations, par quel autre moyen peut-on s'assurer qu'un secouement a eu lieu, de manière totalement indépendante du diagnostic et de l'observation des lésions ?
La revue systématique, consciente de ce problème, a décidé d'évaluer la qualité de la littérature en utilisant comme « test de référence » (permettant de s'assurer qu'un secouement a eu lieu, indépendamment de l'observation des lésions), les cas « observés ou avoués ». Bien que cette idée rejoigne naturellement celle d'Högberg 2016, les auteurs de la revue systématique ne font aucune mention de « l'échelle d'évaluation » (ranking scale) d'Högberg 2016, ce qui est logique puisqu'ils n'ont pas encore connaissance de cette étude qui n'est pas encore parue. Par ailleurs, ils intègrent tous les cas avec témoins, sans restriction, alors qu'Högberg 2016 propose de ne se restreindre qu'aux cas où les témoins sont neutres et indépendants.
Au final, Högberg 2016 d'une part, et les auteurs de la revue systématique de la SBU d'autre part, ont eu une idée similaire à peu près au même moment. Il s'agit d'une période où les communautés médicales et judiciaires s'intéressaient sérieusement au problème du SBS, et où plusieurs groupes de médecins constataient le biais de circularité et réfléchissaient à des manières de le contourner. A cette époque-là, une décision majeure venait d'être prononcée par la Cour suprême suédoise dans un dossier de SBS, cette juridiction décidant d'acquitter un père accusé d'avoir secoué son bébé. A ce procès avaient été invités à témoigner : Peter Aspelin, en tant qu'ancien président du conseil scientifique de la SBU jusqu'en 2005, et en tant qu'ancien président de la Société Suédoise de Médecine ; et Anders Eriksson, en tant que membre du Conseil de Médecine Légale à une agence du ministère de la santé. Anders Eriksson est l'un des auteurs de la revue systématique de la SBU.
Pour Laurent-Vannier et al., ces faits démontreraient un conflit d'intérêt occulte entre Peter Aspelin et la revue systématique de la SBU. Ils sous-entendent donc que Peter Aspelin aurait publié un article pour influencer de manière secrète (mais pourquoi co-signer publiquement l'article dans ce cas) le travail d'une agence gouvernementale de santé réputée de manière à sauver son fils qui, à ce moment-là (2015), avait déjà été mis hors de cause après une fausse accusation de SBS (2014), à 9000 km de là (Stockholm/San Francisco). Nous laissons au lecteur le soin d'évaluer le degré de vraisemblance et de cohérence de cette théorie du complot. Les auteurs du rapport de la SBU se sont exprimés sur la question dans une lettre. Lynøe, N., Elinder, G., Hallberg, B., Rosén, M., Sundgren, P., & Eriksson, A. (2017). The shaken baby syndrome report was not the result of a conspiracy. Response to Dr. Narang et al. Acta Paediatrica, 106(7), 1050-1051.
Il est probable que le drame touchant la famille de Peter Aspelin l'ait conduit à s'intéresser sérieusement à la littérature médicale sur le SBS. Il est aussi probable que les médecins d'un pays relativement petit comme la Suède (10 millions d'habitants) échangent régulièrement entre eux lors de colloques, de réunions, de travaux d'équipe. Les idées circulent naturellement au sein de toute communauté scientifique. Il est souvent arrivé dans l'histoire des sciences que des découvertes ou de nouvelles idées naissent indépendamment et simultanément, ce qui peut d'ailleurs causer des conflits sur des questions d'attribution.
Pour terminer, nous mentionnerons une étude récente, Thiblin 2020, se fondant pour la première fois sur des cas de secouements observés ou avoués, de manière indépendante du diagnostic de SBS, donc avant la découverte des hémorragies sous-durales et rétiniennes. Sur 36 cas, seul un cas de secouement sans impact avec hémorragie intracrânienne (sous-arachnoïdienne) a été retrouvé. Cet article montre qu'il est tout à fait possible d'utiliser des critères d'inclusion beaucoup plus fiables qu'habituellement, de manière à s'affranchir d'un biais de circularité scientifiquement gravissime. Thiblin I, Andersson J, Wester K, Wikström J, Högberg G, et al. (2020) Medical findings and symptoms in infants exposed to witnessed or admitted abusive shaking: A nationwide registry study. PLOS ONE 15(10): e0240182.